Sur le Chevalier d'Eon

Cliquez ici (midi) ou ici (mp3) pour entendre l'air (supposé) de cette chanson

 

Peu de personnages ont autant intrigué leurs contemporains que le Chevalier d'Eon (1728-1810), avocat, militaire, diplomate, agent secret, escrimeur hors pair et écrivain, se présentant tantôt comme homme tantôt comme femme (c'est seulement à sa mort que des médecins certifièrent qu'il était bien de sexe masculin. Pendant son séjour à Londres, des paris totalisant la somme de 120.000 livres avaient été pris sur cette question).

Sa célébrité n'est d'ailleurs pas éteinte : une recherche Google sur "chevalier d'Eon" donne plusieurs centaines de milliers de pages ! Et Stéphane Bern en a fait en 2008 le sujet d'une de ses émissions Secrets d'Histoire.

Selon un article de Wonnacott paru dans la très sérieuse revue Ars Quatuor Coronatorum (vol. 34, 1921, p. 132), il fut membre à Londres d'une loge francophone, l'Immortalité de l'Ordre (n° 376, puis 303), constituée en 1766 et présidée par de Vignoles, l'un des auteurs de la Lire maçonne (cette information a été reprise en 2008 dans un article du n° 46 de la revue Freemasonry Today). Le sujet avait déjà été traité dans la même revue par l'article de W. J. CHETWODE CRAWLEY, THE CHEVALIER D'EON, aux pp. 231-251 du vol. 16 (1903).

Selon l'article D'Eon de l'Encyclopedia of Freemasonry de Mackey (un des classiques de la littérature maçonnique anglophone qui sont proposés dans l'abondante section bibliographique du riche musée virtuel du site Phoenixmasonry), son admission y daterait sans doute de 1768 et sa Maîtrise de 1769, et il y a été Second Surveillant entre 1769 et 1770.

Il est également donné comme membre des Amis Réunis à Tonnerre (sa ville natale, où il fut exilé six ans par Louis XVI).

Son appartenance maçonnique semble en tout cas avoir été tenue pour acquise par ses contemporains, puisque, dans une chanson lui consacrée en 1778 - ce qui confirme bien l'intérêt suscité par sa personne - et intitulée Mademoiselle le Chevalier d'Eon, chanson qui figure dans le Chansonnier historique de Raunié (vol. IX, pp. 145-9), nous avons trouvé le couplet suivant :

Il est des francs-maçons 
Un très zélé confrère, 
Sachant de leurs leçons
Les plus secrets mystères. 
Pour le coup, s'il est fille, 
Plus on n'en recevra, 
Qu'on n'ait vu la béquille 
Du père Barnabas. 

 

Le British Museum met à disposition sur son site la gravure intitulée The discovery or female Free-Mason / La découverte ou la femme franc maçon (© Trustees of the British Museum), dont vous pouvez voir ci-contre une réduction et qui est, comme l'indique la légende, un portrait du chevalier d'Eon, portant le tablier maçonnique.

Dans son article Comment la franc-maçonnerie vint aux femmes, paru dans le n° 19 (consacré à la franc-maçonnerie) de la revue Dix-huitième Siècle (PUF, 1987), Colette Bertrand reproduit (p. 207) la même gravure (mais il s'agit cette fois de l'exemplaire de la Bibliothèque municipale d'Auxerre) ainsi que la partie francophone de sa légende :

Lady Charles-Louis-César-Auguste-Alexandre-Thimoté D'Éon de Beaumont, avocat au Parlement, secrétaire de l'Ambassade française à la Cour de Russie, aide de camp du Maréchal de Broglio, Capitaine de Dragons, Censeur royal, Secrétaire d'Ambassade sous le Duc de Nivernois, Chevalier de l'Ordre militaire de Saint-Louis, Ministre plénipotentiaire auprès de S.M. Britannique, reçu franc-Maçon à la Loge de l'Immortalité à l'Ancre, et la Couronne dans le Strand.

On remarque dans cette estampe deux tableaux : dans l'un l'on voit un homme qui s'annonçait il y a environ dix-huit ans pour entrer dans une bouteille, et prenait une guinée par spectateur ; le feu Duc de Cumberland, ayant été un jour pour le voir, perdit à ce spectacle une épée à poignée de diamants.

Dans l'autre, on reconnaît une femme qui attirait les curieux par son adresse à se préparer de manière que lorsqu'on allait la voir, elle paraissait mettre au monde des lapins.

Sous le premier tableau est le portrait de M. Wilkes, sous le second est le portrait de M. Humphy-Cotes, frère de l'Amiral Cotes, et parent du Duc de Beaufort, ami de Wilkes et protecteur de la liberté, et d'Eon ; c'est cet Humphry-Cotes qui a tant dépensé d'argent pour la liberté. » 

La béquille

L'allusion - qui termine chacun des couplets - à la béquille du père Barnabas doit se comprendre à la lumière de cet extrait (p. 612) du Dictionnaire des proverbes français de Pierre Antoine Leboux de La Mésangère (Paris, 1823) :

Diverses chansons de ce site utilisent cet air de la béquille, dont celle (elle reprend, à l'avant-dernier couplet, le même double sens scabreux du mot béquille) figurant aux pages 138 et 139 de la Lire maçonne, pages qui en donnent l'air. La métrique étant la même, nous supposons qu'il s'agit bien de l'air utilisé ici, et c'est donc celui que nous vous proposons. Un air de l'Ordre de la Félicité est très explicite dans le même style scabreux.

Corrette a utilisé l'air de la béquille en 1737 dans un de ses Concertos comiques. Et, la même année lors de sa visite à Paris, Telemann a fait pareil (mais la partition est perdue) selon une intéressante page du riche site Musiques populaires et musiques savantes au XVIIIe siècle. Cette page donne également d'amusantes précisions sur la chanson et son allusion aux activités anti-maçonniques du célèbre lieutenant de police Hérault dans le couplet suivant :

Le chef des polissons
Vint en grande furie
Troubler des francs-maçons
L’auguste compagnie
Pour apaiser sa bile
D’abord on lui planta
Dans le cul la béquille
Du père Barnaba.

Une autre version est donnée par plusieurs sources, selon cette page du très riche site Poèmes satiriques du XVIIIe siècle :

Un grave magistrat
Dans Paris la grand-ville
A pris pour un sabbat
Société gentille.
Pour apaiser sa bile
Trois fois on lui mettra
Dans le cul la béquille
Du Père Barnabas.

Comme on peut le voir par exemple ici, innombrables sont les autres utilisations, telle celle-ci.

La vérification du fait que le candidat était bien du sexe masculin, plutôt qu'une femme poussée par la curiosité à se déguiser en homme pour connaître les mystères maçonniques à elle interdits, est effectivement un problème qui s'est posé aux maçons du XVIIIe. De là date l'usage de faire entrer le candidat dans la Loge avec un sein découvert (dans la Réception d’un Frey-maçon, divulgation de 1737, on lit déjà : on lui découvre la gorge, pour voir s’il n’est point du sexe). La méthode est peut-être moins sûre, mais en tout cas plus élégante que celle paraît-il choisie depuis la Papesse Jeanne lors de l'élection du pape ... ou que celle suggérée par notre chanson (et également par celle-ci).

 

On notera que cette pratique n'a donc évidemment plus la moindre justification dans une loge mixte ... tout au moins aux yeux d'un maçon sensé (mais, comme on le voit ici, ils ne le sont hélas pas tous).

 

dessin extrait (avec l'aimable autorisation de l'artiste) de la série Francs-maçons célèbres de Ciril.K, sur son blog de l'art ou du maçon.

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