L'Ordre de la Félicité

 

Calqué - comme tant d'autres à l'époque - sur la maçonnerie par ses Rites et son organisation, mais avec un symbolisme maritime, l'Ordre de la Félicité (qui était mixte) divise les commentateurs (on en trouvera ci-dessous un large échantillonnage) quant à ses finalités et ses moeurs : pour certains, c'était une sorte de société clandestine qui couvrait ses débauches d'un voile spécieux ; selon d'autres, elle était une ébauche de la maçonnerie d'Adoption et se trouvait au-dessus de tous les reproches. C'est l'avis de Thory - lequel concède quand même qu'il s'y commit quelques excès, qui entraînèrent selon lui la création d'une société analogue mais distincte, la Chevalerie de l'Ancre.

Notre opinion personnelle est que l'Ordre de la Félicité fut effectivement une société, certes badine, mais fort honnête dans certaines de ses escadres ; mais que dans d'autres par contre, il n'a sans doute que servi de paravent à des activités moins honnêtes (du point de vue de la morale coutumière), activités qui ont fait les choux gras de chroniqueurs peu bienveillants (dont des successeurs se sont complus à répéter de seconde main, et à amplifier, les propos) : le phénomène ne doit pas étonner, et d'ailleurs les débuts de la maçonnerie elle-même furent également marqués par la dénonciation (souvent calomnieuse, mais parfois justifiée) de certains excès, dans des loges dont certaines n'étaient effectivement que prétextes à saouleries ou même bacchanales.

Comme dans les autres sociétés de l'époque, l'Ordre de la Félicité a adopté un vocabulaire spécifique, composé essentiellement de termes maritimes (on tient Escadre par exemple au lieu de tenir Loge).

Dans les banquets, dame jeanne ou empoulette est utilisé pour bouteille, faire aiguade pour boire et biscuit pour le pain. 

Mais ce (très abondant) vocabulaire est manifestement beaucoup plus riche - ce qui tendrait à confirmer les interprétations les moins favorables sur ses finalités - en termes lestes qu’en termes évoquant le banquet : promontoire pour tétons, gaillard pour la table de la gorge, cabestan pour les reins, cale pour le ventre, gouvernail pour croupion, sainte-barbe pour le C… - sic -, prendre les ris pour lever la jupe, ...

Par contre l'Ordre manifeste des intentions vertueuses qui s'expriment par exemple dans ces mots de Moët (p. 48) :

Je pense ... que la solidité d'un Ordre ne dépend que dans la parfaite égalité. Je voudrais que quand on admet des Dames dans les Sociétés, elles y fussent dépouillées de leurs prérogatives.

Cet Ordre ne pouvait manquer d'avoir ses propres chansonniers (dont certaines pièces sont attribuées à l'abbé de Bernis).

L'un de ceux-ci fait partie (pp. 53-68) de L'Antropophile ; il est sans partitions.

Un autre, en apparence manuscrit, figure dans les collections de la Société de Musicologie de Languedoc et ne comprend que 16 pages, mais contenant les partitions.

Dans ces deux chansonniers, nous avons extrait trois exemples :

Quelques points de vue ... 

Nous avons rassemblé ci-dessous un florilège de textes glanés çà et là au sujet de cet Ordre

Un gazetin de 1745 

Pierre Chevallier, dans son ouvrage Les ducs sous l’acacia, ou les premiers pas de la franc-maçonnerie française 1725-1743, (Libr. Vrin Paris 1964), cite (p. 124) le gazetin de la ville de Paris, qui écrit le 15 mars 1745 :

Cinq ou six seigneurs ont voulu enregistrer dans l'ordre des filles de l'Opéra comme la Carton etc., sous le titre d'ordre de la Félicité dont le secret consiste en trois choses, bien boire, bien manger, bien, etc...

(NB : la Carton est cette danseuse de l'Opéra qui avait obtenu sur l'oreiller les confidences d'un maçon - non identifié avec certitude - pour les rapporter au lieutenant de police Hérault, chargé par le Cardinal de Fleury de pourchasser les maçons ; celui-ci en avait tiré en 1737 son opuscule La réception d'un Frey-Mason qui avait fait grand bruit).

Lemaire 

Jacques Lemaire l'évoque comme suit à la p. 13 de son article Les premières formes de l'antimaçonnisme en France : les ouvrages de révélation (1738-1751) paru dans l'ouvrage collectif Les courants antimaçonniques hier et aujourd'hui disponible à la digithèque des bibliothèques de l’Université Libre de Bruxelles :

Trois ouvrages concernent le prétendu Ordre de la Félicité, conçu comme une sorte de société concurrente de la franc-maçonnerie en ce sens qu'elle initie aussi bien les femmes que les hommes et qu'elle s'inspire d'une symbolique fondée sur le métier de marin. La progression initiatique s'opère en quatre grades (mousse, patron, patron salé et chef d'escadre), mais les buts poursuivis par les membres de l'Ordre ne sont pas autrement définis que par le terme très général de félicité. Les similitudes entre cette société de type initiatique et la franc-maçonnerie ne concernent que des formes tout extérieures : mais le souci manifesté par les auteurs de décrire en détail les usages internes de l'Ordre traduit l'engouement du temps pour les sociétés à mystères.

Moët 

En 1746, paraissait l'ouvrage - attribué à Jean Pierre Moët - intitulé L'Antropophile ou le secret et les mystères de l'Ordre de la Félicité, dévoilés pour le bonheur de tout l'Univers. Ce texte a été republié en fac-similé en 2004 par les éditions Lacour-Ollié et est maintenant également disponible sur Gallica.

Selon Pierre Noël, Jean-Pierre Moët (1721-1806), Vénérable de la loge St Jean du Secret et officier de la Grande Loge, était secrétaire du comte de Saint-Florentin, maçon depuis 1735  et Secrétaire d’Etat de la Maison du Roi en charge de Paris. Il fut le traducteur (latin-français) de Swedenborg. Le Magasin Encyclopédique donne à son sujet (p. 464) le pittoresque détail suivant : Ses obsèques ont été suivies de 150 pauvres choisis et payés par ses ordres.

L'ouvrage comprend plusieurs parties, dont une description commentée des origines, règlements et usages de l'Ordre, dont on retiendra quelques phrases significatives : 

Se rendre heureux dans les moindres actions de la vie, comme dans les plus intéressantes est le motif & le point de vue des premiers Instituteurs de l'Ordre ... le monde est mon frère et mon ami, d'un coup de plume je veux bannir le titre de profane, en dissipant les ténèbres, & en dévoilant sans détour ni astuce le secret de rendre les hommes aussi contents que moi

L'agrément de l'esprit, la douceur du caractère, et le talent pour le service de Mer sont les trois qualités nécessaires pour être admis.

... pour éviter les jalousies qu'une jolie Chevalière pourrait exciter parmi ses consoeurs moins belles, les Solons de la Félicité, sachant ... que chaque regard qu'un galant homme jette sur un objet aimable rend ses rivales ses ennemies, ont voulu que chaque Soeur parût en escadre avec autant de décence que les dévotes paraissent dans l'Eglise. Elles y sont non seulement couvertes, mais elles y sont embéguinées ...

... [lors de la réception, le postulant] répond qu'il demande à être introduit dans le Jardin d'Eden (il faut attirer l'attention sur ce thème, qui sera formalisé dans les Rituels d'Adoption).

Le Bulletin du bibliophile et du bibliothécaire en dit (p. 235) en avril 1857 :

L'Antropophile de Moet est le formulaire d'une société de plaisir créée en 1740, pour faire une concurrence joyeuse à l'ordre des francs-maçons, qui avoient alors une triste influence sur les mœurs de la bonne compagnie. Cette société, qui a fait naître un grand nombre d'opuscules, étoit consacrée au culte de l'Amour physique. Il y avoit une langue spéciale, empruntée généralement à l'art nautique ; ainsi, l'homme s'appeloit vaisseau et la femme frégate. Le titre d'un opuscule relatif à l'ordre de la Félicité nous permet d'apprécier toute la portée de ses mystères : Le moyen de monter au plus haut grade de la marine sans se mouiller.

Cet ouvrage est commenté comme suit par le libraire qui en a mis récemment un original en vente :

Rare rituel de cet ordre maçonnique androgyne et leste, société mixte fondée en 1742 par des amis du plaisir. Selon Dorbon c'était une sorte de société clandestine qui couvrait ses débauches d'un voile spécieux. D'après Marcy c'est une des premières formes de la maçonnerie d'adoption, et l'ordre comprenait des grands Seigneurs ainsi que des dames de l'Opéra dont la fameuse Carton. Tout le jargon est entièrement basé sur le langage maritime. 

Bachaumont

Le volume 3 (1769-72) des Mémoires secrets de Bachaumont donne (pp. 218-9), à la date du 13 octobre 1770, l'information suivante :

Dans le vieux château de Chaource, près de Bar-sur-Seine, on a trouvé d'anciens statuts d'un ordre établi autrefois par une comtesse de Champagne, sous le nom de l'Ordre de la Constance. Des gentilshommes du canton se sont réunis pour le faire revivre, et ont élu grande maîtresse la dame du lieu, connue par sa bienfaisance envers ses vassaux. Elle donne à ceux qu'elle admet un cœur de diamant attaché à un ruban bleu, que les hommes ainsi que les femmes portent à l'instar de l'Ordre du Mérite. La roture, comme la noblesse, y est reçue, sans qu'il soit besoin de faire preuve de service. Le désir où l'on est de rétablir cet ordre ancien de galante chevalerie a fait nommer des députés pour solliciter des lettres patentes, afin de lui donner une forme stable et authentique, et qu'il n'ait pas le sort éphémère de l'Ordre de la Félicité, qui est tombé dans l'avilissement, et qui n'existe plus.

Dulaure

Au Tome VIII de son HISTOIRE PHYSIQUE, CIVILE ET MORALE DE PARIS (PARIS 1824), J. A. DULAURE (qui témoigne par ailleurs d'une grande naïveté) écrit : 

Ce fut pendant cette anarchie que des hommes entraînés par la corruption du siècle, et voulant couvrir leurs débauches d'un voile spécieux, empruntèrent celui de la maçonnerie. Ainsi se forma dans Paris l'ordre des Aphrodites, sur lequel j'ai peu de notions ; l'ordre Hermaphrodite ou de la Félicité est plus connu. Ce dernier, composé de personnes des deux sexes, de chevaliers et de chevalières, cachait sous des termes de marine le scandale de leurs discours. On a l'interprétation de ces termes mystiques : elle ne laisse aucun doute sur le motif de cette association, plus que galante. Dans l'un des deux ouvrages qu'a fait imprimer cette loge, on apprend que le sieur de Chambonas en était le fondateur et le grand maître.

Dans sa Bibliographie raisonnée de l'argot et de la langue verte en France du 15e au 20e siècle, Yve-Plessis, qui fait référence à ce texte, s'en est visiblement inspiré (p. 160) en 1901, non sans en rajouter une couche. Il y parle avec autorité de L'Antropophile et d'un autre ouvrage, tout en reconnaissant qu'il ne les a même pas vus :

Sans les avoir vus, nous savons de quoi il est question dans ces deux ouvrages, qui n'ont rien de commun avec la maçonnerie. L'Ordre de la Félicité était une société de débauchés des deux sexes, une sorte de loge libertine, surtout composée de tribades et de pédérastes, lesquels employaient entre eux un vocabulaire emprunté aux termes de la marine. Cette société, analogue à celle des Aphrodites dont le chevalier Andréa de Nerciat devait plus tard publier les procès-verbaux (si l'on ose ainsi dire), avait été fondée par un certain Chambonas.

Raunié 

Dans une note qui figure dans son Chansonnier historique (vol. IX, p. 63), Raunié fait incidemment allusion à l'Ordre, en parlant de Mlle Laguerre :

Mlle Laguerre, actrice de l'Opéra, maîtresse du duc de Bouillon. (M.) –  Son amant s'est tout bonnement ruiné par amour pour elle. Rien n'a pu arrêter cette folle passion, et enfin on l'a chansonné plus tard comme on chansonne tout en France. Ce pauvre duc, que d'extravagances il a faites ! que de singularités il a eues ! Il avait inventé à peu près à cette époque un ordre de la Félicité qu'il donnait aux jeunes femmes et que celles-ci s'empressaient de porter. Le marquis de Chambonas, son ami, qui demeurait chez lui, et si à la mode par son esprit et sa prodigalité, en était le lieutenant-maître. Les statuts se composaient de maximes de galanterie auxquelles nulle ne pouvait manquer. Un ruban vert, symbole de l'espérance, soutenait une petite croix que ces dames portaient sur le cœur. (Mémoires de la baronne d'Oberkirck.) 

NB : Selon les souvenirs de madame d'Oberkirch (cfr. L'armorial de Calliope, par Yvan Loskoutoff, p. 83) l'Ordre de la Félicité aurait été fondé par le duc de Bouillon, et ses ornements comprenaient effectivement un ruban vert, symbole de l'espérance, ainsi qu'une petite croix sur le coeur.

Dinaux 

Mais c'est sans conteste Arthur Dinaux (1795-1864), en 1867 dans son livre Les sociétés badines, bachiques, littéraires et chantantes : leur histoire et leurs travaux, qui nous fournit la plus intéressante documentation sur l'Ordre de la Félicité, auquel il consacre 14 pages (301 à 314), dont nous recommandons la lecture intégrale et dont nous ne citerons que quelques extraits :

FÉLICITÉ (Ordre de la). Vers le milieu du siècle dernier, de 1740 à 1745, sous le règne passablement galant de Louis XV, des amis du plaisir et des femmes fondèrent à Paris l'Ordre de la Félicité, qui n'est autre qu'une association très-enjouée composée de cavaliers et de dames dont le but était l'allégresse et la joie. L'Ordre de la Félicité figure au premier rang de ces sociétés d'amitié qui se formèrent en grand nombre dans le XVIIIe siècle. 

On y agissait contrairement à ce qui se passe dans la franc-maçonnerie, où l'on effraie les néophites par des épreuves souvent pénibles ; ici on les accueillait gracieusement, on les attirait par le plaisir, et l'Ordre de la Félicité s'efforçait de bien mériter son nom.

Le principal devoir des chevaliers et chevalières consistait à saisir l'occasion de rendre service et à se rendre heureux dans les moindres comme dans les plus intéressantes actions de la vie. L'ordre avait adopté un jargon tiré des termes de la marine ; on donne comme motif de ce choix singulier la naissance de Vénus, mère des Amours, qui sortit du sein des ondes. On comptait quatre grades dans l'Ordre de la Félicité : ceux de mousse, de patron, de patron salé et de chef d'escadre. La décoration générale était une ancre d'or attachée sur le cœur au cordon vert. Le titre de chevalier de l'ancre ou de l'espérance s'appliquait généralement à tous les membres de l'association.

...

L'île dont il est parlé à la fin de cette prière [à Saint Nicolas] doit s'entendre de l'île de Cythère ; tous les ports, dans l'argot de l'association, signifiaient tous les cœurs. Les épreuves d'admission étaient fort douces ; seulement les chevalières étaient reçues voilées, dans la crainte que leur beauté n'excitât la jalousie de leurs compagnes et n'amenât trop de boules noires dans le scrutin. Le serment engageait au secret et obligeait les chevalières à ne point recevoir les soins d'un profane, tant qu'un chevalier de l'Ordre s'efforçait de leur plaire. 

Outre les assemblées de l'Ordre, qui avaient lieu à certains jours, (ce que l'on nommait tenir escadre), les frères et les sœurs se réunissaient quelquefois dans un repas dont la dépense était partagée également, et où chacun se plaçait selon son rang, sa dignité et son ancienneté. On égayait le banquet par quelques chansons de circonstance. La conversation y était tenue, comme en escadre, c'est-à-dire en loge, en conservant le langage de marine adopté par l'Ordre ; c'est là qu'on reconnaissait les plus vaillants chevaliers et les moins distraites chevalières. Des amendes étaient imposées aux délinquants. Chaque grade avait son mot de ralliement : celui du patron était félicitas, et celui du patron-salé n'était rien moins qu'un mot énergique que nous ne pouvons transcrire (NDLR : voir ici l'explication, effectivement assez ... salée sinon salace, de cette pudeur). 

...

Un des principaux adeptes de cette Société et l'un de ses plus fervents chevaliers fut Moët, né à Paris en 1721 et mort à Versailles le 31 août 1806. Cet infatigable traducteur des œuvres volumineuses de l'illuminé suédois Swedenborg s'était formé un riche médailler et avait réuni dans sa bibliothèque tous les ouvrages des illuminés qu'il avait pu se procurer ... il devait s'enthousiasmer pour une société, peut-être un peu érotique, où il y avait un argot reconnu, un secret à garder, des épreuves à subir et des grades à obtenir. C'est lui qui composa, à l'âge seulement de vingt-cinq ans et sous le voile de l'anonyme, un livret des plus curieux : l'Anthropophile, on le Secret et les Mystères de l'Ordre de la Félicité dévoilés pour le bonheur de tout l'univers. Arétopolis (Paris), 1746, in-12 de 108 pages. Ce livre, qu'on donne comme l'Ami de l'Homme (antropophile) et comme imprimé dans la ville de la vertu (Arétopolis), offre, outre les règles et statuts de la Société, plusieurs pièces de vers composées dans les réunions, et les deux dictionnaires 

  • 1° des termes de marine en usage dans l'Ordre avec leur signification dans le discours ordinaire, 
  • et 2° des mots usuels avec les termes marins correspondants. 

Thory 

Voici ce qu'en dit Thory aux chapitres II et III de son ouvrage Les sociétés secrètes des femmes :

II. ORDRE DE LA FÉLICITÉ OU LES FÉLICITAIRES 

L’ORDRE des chevaliers et chevalières de la Félicité ou des Félicitaires fut établi à Paris par M. de Chambonnet. Le but allégorique de cette institution, calquée, à certains égards, sur la Franche-Maçonnerie, était un voyage à l'île de la Félicité. Ce voyage devait être fait par mer ; les chevaliers et chevalières devaient connaître à fond l’art de la navigation. Il en résultait que l'ordre était composé fictivement de marins et de frères et sœurs grands patrons et grandes patronnes.

Les villes dans lesquelles il existait des sociétés de la Félicité se nommaient des rades, et le lieu des assemblées particulières, des escadres. 

Pour tenir escadre, il fallait la réunion de cinq membres. Pour entrer, on frappait deux coups, et jamais on n'était introduit sans que le visiteur ne fût questionné sur les planches de son vaisseau.

Trois qualités essentielles étaient exigées pour être reçu dans l'Ordre comme aspirant : de l'agrément dans l'esprit, de la douceur dans le caractère et des talents pour le service de la mer.

Le premier grade auquel on parvenait était celui de mousse ; 
Le second, celui de patron ; 
Le troisième, celui de chef d'escadre ; 
Et le quatrième, celui de vice-amiral. 

L'ordre était gouverné par plusieurs officiers ; savoir : 
Un grand sondeur, des inspecteurs, des commissaires de marine. Il y avait aussi des officiers inférieurs qu'on appelait rameurs ; ceux du grade le moins élevé étaient appelés des paquebots. Les mousses faisaient le service intérieur des escadres et conduisaient les postulants.

Pour recevoir un chevalier ou une chevalière dans la société, il fallait être revêtu du grade de chef d'escadre.

Lorsque l'un d'eux avait été introduit comme postulant, sur le consentement de ce chef, on lui faisait tourner la tête du côté du nord et réciter l'oraison de Saint-Nicolas, patron de l'Ordre ... Pendant cette prière, on faisait circuler une boîte de scrutin fermée à clef. Les votes terminés, le chef d'escadre conduisait le récipiendaire auprès de la boîte et la lui donnait à ouvrir ; lui-même jugeait de son sort ; une seule balotte noire suffisait pour l'exclure : lorsque le scrutin était favorable, toute l'escadre battait des mains et embrassait celui ou celle qui était admis à la réception ; car la cérémonie dont nous venons de rendre compte n'était qu'un préalable.

Le postulant présenté de nouveau, le chef d'escadre le faisait introduire, l'interrogeait sur les embarquements qu'il avait faits, pour juger de son expérience dans la navigation ; ensuite, avec le consentement de l'escadre, il lui faisait prêter le serment suivant :

« Je fais serment et je promets d'honneur de ne jamais révéler, sous quelque prétexte et en quelque manière que ce puisse être, aucun des secrets qui me seront confiés ; et (si c'était un homme qui était reçu) je consens, si je manque à ma parole, d'être regardé par mes frères comme un homme déshonoré ; (si c'était une dame, au lieu de cette phrase, on lui faisait dire) sous peine d'être livrée à la fureur des plus terribles matelots, si je manque à ma parole ».

(NDLR : on remarquera que ce serment, totalement laïque, de consentir à être regardé comme déshonoré et méprisable, échappe ainsi aux reproches d'impiété qui étaient fait à l'époque au serment maçonnique).

Le chef d'escadre lui faisait ensuite promettre fidélité aux lois, règlements, statuts, etc. ; enfin, de ne jamais entreprendre le mouillage dans aucun port où il y aurait actuellement un vaisseau de l'Ordre à l'ancre.

Si c'était une dame qui était admise, on lui faisait promettre de ne point recevoir de vaisseau étranger dans son port, tant qu'il y aurait un vaisseau de l'Ordre à l'ancre.

Ces obligations prêtées, on admettait le candidat en lui donnant un coup d'épée sur l'épaule et ensuite l'accolade.

On lui attachait à la boutonnière un câble et une ancre, en ajoutant ces paroles : 

Puisse votre ancre ne jamais dévier ! puisse St.-Nicolas vous conduire toujours droit au port ! 

Quand on recevait le serment d'une dame, elle était assise à la place du chef d'escadre qui se mettait à ses genoux; elle avait la main droite sur son épaule, tandis qu'il posait la sienne sur l'épaule de la néophyte.

On leur lisait les statuts et formulaires, et on leur donnait les signes et mots de reconnaissance.

...

Tels sont les détails des mystères de l'Ordre de la Félicité. Nous ne nous appesantirons pas sur les équivoques que pourraient présenter quelques expressions du serment ou du rituel de cette société. Il est évident que ces réunions n'étaient que de pur agrément ; il est encore probable que les demoiselles étaient exclues des escadres, et qu'elles n'étaient reçues que dans les bals et concerts qui suivaient la manœuvre. On doit dire que cette société était composée de beaucoup de seigneurs et de dames distinguées, et qu'elle était au-dessus de tous les reproches ; cependant elle fut l'objet d'une critique amère dirigée contre les Félicitaires en 1745, dans une brochure anonyme intitulée : Le moyen de monter au plus haut grade de la marine sans se mouiller, dans laquelle la calomnie verse ses venins sur l'institution. Cet écrit donna lieu à une réponse publiée à Paris en 1746, intitulée Apologie de la Félicité. Dans cet écrit, les Félicitaires sont complètement disculpés de toutes les imputations odieuses qu'on chercha à répandre contre eux.

L’Ordre de la Félicité n'existe plus depuis longtemps ; ses escadres paraissent avoir été coulées bas par les Loges d'adoption qui s'introduisirent à sa suite.

III. ORDRE DES CHEVALIERS ET CHEVALIÈRES DE L’ANCRE

Une scission qui s'opéra en 1745, dans l'Ordre de la Félicité, donna lieu à la création de l'Ordre des chevaliers et des chevalières de l'Ancre. Il paraît que parmi l'immense quantité de personnes de tous états qui avaient été reçues dans l'Ordre de la félicité, il s'était introduit des gens d'une condition basse ; qu'alors il s'y commit quelques excès, parce que la multitude s'était emparée du timon. Bientôt, dit un écrivain contemporain, la livrée parvint au grade suprême de chef d'escadre, et la grisette se nicha dans le tabernacle. La séparation devenait donc nécessaire.

Les chevaliers de l'Ancre et leurs dames conservèrent cependant les formules de la Félicité, à quelques variantes près. Leur but était le même, celui d'entrer dans son île fortunée. Ils se contentèrent de changer leurs mots de reconnaissance et leurs décorations : au lieu de porter un câble et une ancre, ils adoptèrent une médaille sur laquelle étaient gravés tous les attributs de la marine.

Nous ne dirons rien de plus de cette institution, qui a été détruite comme la première, et dont on ne retrouve la trace dans aucun pays.

Kauffmann et Cherpin

Dans leur Histoire philosophique de la franc-maçonnerie parue à Lyon en 1850 (pp. 444-5), Kauffmann et Cherpin semblent s'être fort inspirés de Thory, mais en y ajoutant une appréciation qui, curieusement, fait de l'Ordre un instrument de la démocratisation de la maçonnerie :

Ramsay avait été un novateur politique et religieux. Il eut des successeurs qui, au premier abord, semblent frivoles, mais qui, après un sérieux examen de leurs oeuvres, ont droit à quelque considération. De ce nombre fut M. de Chambonnet, qui, en 1742, créa, à Paris, l'Ordre de la Félicité.

Les grades, les offices, les allégories de cette institution étaient calqués sur ceux de la franc-maçonnerie. Les hommes et les dames étaient admis dans cette société sous le titre de chevaliers et de chevalières. Les travaux consistaient en un voyage par mer à l'île de la Félicité. Les frères et les soeurs, ou les chevaliers et les chevalières, devaient être parfaitement instruits dans l'art de la navigation. Un orient se nommait rade et un temple escadre. Il était composé de quatre grades : le mousse, le patron, le chef d’escadre et le vice-amiral.

Un grand-sondeur, des inspecteurs, des commissaires de marine composaient le gouvernement de l'ordre.

Une épreuve de la réception rappelait une scène comique du passage sous la ligne. On faisait tourner du côté du nord la tête du candidat, qui récitait une oraison en mauvais vers à saint Nicolas, patron de l'ordre.

Le serment était à peu près calqué sur celui de la maçonnerie. Des bals et des concerts suivaient les travaux de réception. Cette société était composée d'hommes et de femmes du grand monde. Quoiqu'elle n'eût occasionné aucun scandale, ni mérité aucun reproche, elle fut sujette à la critique. En 1745, elle fut bafouée dans une brochure intitulée : Le moyen de monter au plus haut grade de la marine sans se mouiller. Les adeptes répondirent l'année suivante par une autre brochure ayant pour titre : Apologie de la Félicité.

Cette société, si frivole en apparence, et qui a fait gémir tant de pauvres maçons rivés aux usages purement matériels, fut néanmoins un puissant agent pour la propagation des principes et des doctrines maçonniques. Des personnes de la haute aristocratie, qui, dans les conditions ordinaires de la vie, eussent dédaigné de se mêler à la bourgeoisie et à la classe populaire, se laissèrent entraîner par l'attrait de la nouveauté et des fêtes artistiques, littéraires, etc, qui se donnaient en rade par les heureux adeptes de la Félicité.

Les discours, les chants, la musique, les banquets, tout favorisait dans ces réunions un rapprochement fraternel entre les diverses classes de la société. Les principes d'égalité, de liberté et de fraternité commençaient à germer dans les cœurs. En 89, ils amenèrent la noblesse à faire sur l'autel de la patrie le sacrifice de ses titres et de ses privilèges.

Mais cette annexe de la franc-maçonnerie ne pouvait être que passagère à cette époque de sourde agitation. Manquant de base solide, elle s'affaiblit avec le zèle des principaux membres qui la dirigeaient. Nous la verrons renaître sous d'autres formes et sous le nom de Loge d'adoption. Mais préalablement elle donna naissance à la société des Chevaliers et Nymphes de la Rose

Beaurepaire

Dans son article Officiers «moyens», sociabilité et Franc-maçonnerie - Un chantier prometteur, Pierre-Yves Beaurepaire écrit, à propos de Bertin du Rocheret (Valentin Philippe Bertin du Rocheret, 1693-1762, était producteur de vin de champagne - dont il fut grand fournisseur des premières Loges de Paris et de Lorraine -, historien, grand voyer et lieutenant criminel du bailliage d'Epernay ; il fut initié en 1737 dans la loge du duc d'Aumont) :

Le président de l'élection d'Épernay associe d'ailleurs son affiliation maçonnique à la fréquentation de l'ordre mixte de la Félicité. À Ay, près d'Épernay, où Bertin possède une maison et un pressoir, il réunit une escadre de l'ordre de la Félicité, composé de parents - son épouse, sa sœur, sa belle sœur, le filleul de son père - d'officiers de l'élection, de nobles et d'ecclésiastiques du voisinage. Quatre grades scandent la progression des frères et sœurs vers l'île de la Félicité: mousse, patron d'eau douce, patron salé, chef d'escadre. Aux cérémonies d'initiation et de réception dans l'ordre s'ajoutent de nombreuses fêtes à l'occasion desquelles Bertin écrit des chansons. Ces ordres à la fois badins et chevaleresques, parfois libertins constituent alors un phénomène mondain européen - l'ordre des Mopses s'étend ainsi en Allemagne et en Scandinavie. Il faut donc les prendre tout à fait au sérieux d'autant que leur succès prépare la voie à la Maçonnerie de société et à sa composante principale qu'est la Maçonnerie d'adoption, ouverte aux femmes. Les loges d'adoption assurent en effet l'essentiel de l'offre de divertissement mondain proposée par les francs-maçons : bals, jeux littéraires et de séduction, banquets - à distinguer des agapes maçonniques, théâtre et concerts amateurs, fêtes champêtres et spectacles pyrotechniques, sans oublier aussi les initiatives en matière de bienfaisance. 

Et il ajoute en note :

La correspondance maçonnique et profane des Séran de Saint-Loup, dans la région de Falaise, Bayeux et Caen témoigne également de l'implantation de l'Ordre de la Félicité en Normandie et de son association aux travaux maçonniques ainsi qu'au divertissement littéraire.

Le caractère durable et sérieux de cette implantation en Normandie est confirmé par une information donnée par Bord dans La franc-maçonnerie en France des origines à 1815 : il y signale en effet (p. 424), à propos de la Loge dieppoise de Saint-Louis (fondée en 1766, elle prit plus tard le titre des Coeurs Unis) que A côté d'elle fonctionnait une Loge d'adoption de l'ordre de la Félicité. Ce qui semble bien confirmer que l'ordre de la Félicité fut un prédécesseur de la maçonnerie d'Adoption, avant que celle-ci ne soit instituée officiellement par le Grand Orient en 1774.

Vèze

L'ouvrage de Raoul Vèze, Les Sociétés d'amour au XVIIIe siècle (1906), consacre aussi, d'un point de vue très orienté, tout un chapitre à l'Ordre de la Félicité, à partir de la p. 176.

Il n'est pas difficile de démêler, dans ce jargon mystico-voluptueux, les aspirations des Félicitaires, et de comprendre que leur excursion maritime ressemble, à s'y méprendre, à l'embarquement pour Cythère, écrit malignement (p. 188, à propos du voyage vers l'île de la Félicité évoqué par l'Ordre), Vèze, lequel s'empresse d'illustrer son propos par la gravure suivante, qui n'est pas sans évoquer Watteau (mais dans le style ni nu ni vêtu) :

Chobaut

Dans son article LES DÉBUTS DE LA FRANC-MACONNERIE EN AVIGNON 1737-1751 (Mémoires de l'Académie du Vaucluse, 1924), H. CHOBAUT écrit :

En 1743 ... une nouvelle société secrète fut dévoilée dans notre ville [d'Avignon] : l'ordre de la Félicité, où l'on recevait des personnes des deux sexes, et dont les membres se dénommaient chevaliers et chevalières, sous l'autorité d'un grand-maître. Cette réunion fut-elle une filiale de l'Ordre de la Félicité, fondé à Paris vers 1740, qui avait pour décoration une ancre d'or, et où l'on usait d'un jargon tiré des termes de marine ? Fut-elle une simple renaissance du vieil ordre de la Boisson ? ou plutôt un annexe de la loge maçonnique, une ébauche de la maçonnerie d'adoption ? ou simplement encore une occasion pour les frères de s'assembler de nouveau sous d'autres apparences, afin de dépister les recherches ? Nous l'ignorons. Toujours est-il que l'archevêque d'Avignon, Monseigneur Joseph de Guyon de Crochans, condamna l'ordre de la Félicité par un mandement daté du 23 juin 1743, en dénonçant aux fidèles son caractère maçonnique, et ses "cérémonies frivoles et indécentes". En dépit, ou peut-être à cause même de l'interdiction, la société connut un grand succès. Le grand-maître de l'ordre répondit à l'archevêque, protestant contre ses accusations de plaisirs grossiers ; et le prélat fut chansonné.

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