Fraternisation franco-haïtienne en 1825

 En cliquant ici (midi) ou ici (MP3), vous entendrez l'air 716 de la Clé du Caveau

 

Ce Chant maçonnique fut exécuté au cours de la fête solennelle de l'écossisme français du 21 décembre 1825. Son texte mérite une analyse.

Le couplet 1 constitue le traditionnel hommage liminaire au souverain (Charles X, ici généreusement qualifié de juste, bon, vertueux ; monté sur le trône en 1824, il n'est déjà plus guère populaire dans les milieux libéraux) et se termine en appel à la philanthropie. 

Le couplet 2 fait allusion à un événement récent : l'incendie qui le 27 juillet 1825 avait totalement ravagé Salins. Ce malheur avait provoqué un vaste mouvement de solidarité et d'intérêt (notamment, le mélodrame en 1 acte à grand spectacle intitulé L'Incendie de Salins fut représenté à Paris au Cirque olympique le 18 octobre et une Ode sur l'incendie de Salins par P.-F. de Baugy fut mise en vente au profit des sinistrés). Victor Considerant, qui allait être initié à Metz en 1832, a participé avec son père et son frère à la lutte contre l'incendie.

Le couplet 3 concerne certainement un militaire, parmi les dignitaires décédés auxquels il était rendu hommage. Mais, Wargny ne reproduisant pas le discours qui lui était consacré, nous n'avons encore pu l'identifier.

Le couplet 4 est certainement une allusion à la Guerre d'indépendance grecque qui battait son plein à l'époque et que les maçons suivaient avec passion.

Le couplet 5 fait manifestement allusion au discours antimaçonnique régulièrement porté à l'époque par les milieux cléricaux, mais nous n'avons pu identifier avec précision le fait précis que ce couplet vise sans doute spécifiquement. Nous notons cependant que, en août 1825, Wargny, dans son Tome 6 (p. 112), s'était fait l'écho d'une rumeur, dans la presse française, de fermeture prochaine de toutes les Loges françaises et d'abolition de l'Ordre, à l'instigation de Mgr Frayssinous, à l'époque ministre des Affaires ecclésiastiques et de l'Instruction publique. Dupin (aîné), cité dans ce couplet comme ayant triomphé de ces tentatives, était un défenseur attitré de la maçonnerie.
 

Dupin aîné

André Dupin, dit Dupin aîné, (1783-1865) est un célèbre avocat et homme politique, qui sous la Restauration a défendu de nombreux accusés politiques, dont le maréchal Ney et Béranger. Il fut un maçon notoire et influent (membre des Trinosophes et du Suprême Conseil).

Le couplet 6 fait allusion à l'ordonnance par laquelle, le 17 avril 1825, Charles X, voulant pourvoir à ce que réclament l'intérêt du commerce français, les malheurs des anciens colons de Saint-Domingue, et l'état précaire des habitants actuels de cette île, reconnaissait l'indépendance d'Haïti (proclamée en 1804), en échange (échange qu'Haïti, sous la menace d'une escadre de 14 vaisseaux et 500 canons, n'eut pas d'autre choix que d'accepter) de privilèges commerciaux pour la France et d'une lourde indemnisation pour les anciens colons. 

La générosité de la France dans cette affaire semble dès lors moins évidente que ne la présente le Frère Deslauriers 

Wargny nous apprend que ce couplet fut improvisé le jour même, pour rendre hommage à la présence du Colonel Frémont, Député de la République d'Haïti, qui avait fait l'objet d'un accueil particulier :

Plusieurs de ces couplets furent répétés à la demande des Frères et applaudis avec le plus vif enthousiasme. Pendant le dernier, improvisé durant le banquet, le Député d'Haïti, Frère Frémont, quitta sa place, se transporta près du Frère Deslauriers, lui saisit la main avec transport, et, dans un discours concis où sa vive émotion prêtait un charme de plus à sa noble éloquence, il le remercia, au nom de ses compatriotes, de la justice qu'il venait de leur rendre et termina par ces paroles : 

Oui, les Haïtiens furent long-temps méconnus ; toutefois ils sont parvenus à prouver au monde civilisé qu'ils ne devaient plus être étrangers à la sainte cause de l'humanité ; ils deviendront d'autant meilleurs que vous ne les séparez plus de votre famille et qu'ils se montreront jaloux autant qu'orgueilleux de suivre vos dignes exemples. Veuillez recevoir, au nom des miens, mes embrassemens pour tous vos Frères ; je me trouve heureux, en vous les offrant, de presser à la fois sur mon cœur, le Maçon, le militaire et le français.

Nous avons pu en apprendre un peu plus sur ce Colonel Frémont : le Globe donne en effet (T. 2, p. 271) un écho de la fête d'Ordre célébrée le 21 juillet 1839 par le Grand Orient d'Haïti, au cours de laquelle a été élu comme député Grand-Maître le frère Marie-Élisabeth-Eustache Frémont, ancien sénateur, colonel, né au Petit Goave, âgé de 58 ans, chevalier-templier-kadoch et 33e degré, et mentionne (T. 3, p. 119) sa présence à ce titre lors d'une cérémonie à Port-au-Prince en 1839.

Il était en France à ce moment pour négocier un emprunt destiné à payer le premier terme de l'indemnité, et signer une convention de commerce et de navigation. Il participa en 1838 aux négociations sur la révision des clauses de 1825.
 

Colonialisme et racisme au XIXe

Même si les événements concernés relèvent plus de la diplomatie de la canonnière que de la fraternité des peuples, nous avons ici un sympathique exemple de fraternisation maçonnique égalitaire interraciale.

Même s'ils se voudraient éclairés, les maçons ne sont cependant aucunement exempts des préjugés de leurs contemporains, comme en témoigne cette citation prélevée à la p. 66 du n° 2 (avril 1832) de la Revue de la franc-maçonnerie :

UNE LOGE DE NÈGRES.

Tout le monde sait qu'il existe un Grand-Orient dans la république d'Haïti ; mais ce qu'on ignore, c'est la manière dont les nègres entendent et pratiquent la maçonnerie. Nous avons sous les yeux des pièces originales émanées de l'une des loges de cette république ; et nous avouons que, quelle que fût notre opinion sur la perfectibilité de la race noire, la lecture de ces pièces nous a frappés d'étonnement. Nous n'avons point reconnu là ces nègres, qu'une académie n'a pas craint de désigner comme une espèce intermédiaire entre le singe et l'homme.

 Voir au sujet de l'air.

CHANT MAÇONNIQUE,

 Paroles du Frère DESLAURIERS

AIR de la Sentinelle.

1

 Quand sous un Roi juste, bon, vertueux, 
Qui sur nos fronts veut que la gaîté brille, 
En paix ici nous lui portons nos vœux, 
Pensons encore à sa grande famille : 
Si de plaisirs parfois environnés, 
Nous nous berçons de trompeuses chimères, 
Que nos jeux soient assaisonnés
De bienfaits aux infortunés : 
N'oublions pas qu’ils sont nos frères, 
Ils sont nos frères !

 

2

Un peuple entier n’a d'abri que le ciel : 
Une cité, que rien n'a pu défendre, 
Victime, hélas ! d'un élément cruel, 
Tombe, et les vents au loin portent sa cendre ! 
Des Salinois on vit tous les bons cœurs 
Et secourir, et plaindre les misères ; 
Mais point de stériles douleurs, 
On veut effacer leurs malheurs : 
Ils sont français, ils sont nos frères, 
Ils sont nos frères !

 

3

Il est tombé, l'exemple des guerriers. 
Dont la tribune éprouvait le courage ; 
Que laisse-t-il ? un fer et des lauriers : 
De ses enfants voilà tout l'héritage !

Avec leurs cœurs nos cœurs sont confondus, 
Comme eux en deuil, nous regrettons un père : 
Aux souvenirs de ses vertus 
Sa tombe reçoit nos tributs; 
Chacun de nous agit en frère, 
Agit en frère.

 

4

De Thémistocle et de Léonidas 
Les descendans sortent de la poussière, 
Ces fiers enfans disputent au trépas 
La liberté, la croix de leur bannière ; 
Le noble cri d'illustres malheureux 
Vient jusqu'à nous des rives étrangères, 
Et l'écho des cœurs généreux, 
Au monde entier redit par eux, 
Volez au secours de vos frères ! 
Oui ! de vos frères.

 

5

L'erreur naguère évoquait dans Paris 
Tous les démons nés de l'intolérance ; 
La liberté s'en indigne et ses cris 
Sont par Dupin répétés à la France ; 
Mais à l'honneur fidèles et soumis, 
Nos magistrats rendront nos jours prospères : 
Par eux nos droits sont raffermis : 
Honorons ces fils de Thémis; 
Maçons ou non, qu’ils soient nos frères ! 
Qu'ils soient nos frères !

 

6

 Les Haïtiens, trop long-temps méconnus, 
Des préjugés déploraient l'ignorance ; 
Mais CHARLES X sait juger des vertus : 
Il reconnaît leur juste indépendance. 
Je les ai vus dans les champs de l'honneur : 
Ils sont vaillans, généreux et sincères. 
Que nous importe la couleur ! 
Pour aimer ils ont notre cœur, 
Ils sont humains, ce sont nos frères, 
Ce sont nos frères.

du Frère Deslauriers ...

Que savons-nous de l'auteur du texte, le Frère Deslauriers ?

On peut lire chez Bésuchet, dans le Tome I de son Précis historique de l'ordre de la franc-maçonnerie (p. 228), que le Frère Deslauriers, 32e et Vénérable de la Loge La Rose du Parfait Silence, fut désigné par le Suprême Conseil, le 10 décembre 1826, comme un de ses 5 représentants à une commission de conciliation avec le Grand Orient.

Le fichier Bossu nous apprend qu'il se prénommait Bénigne-Claude et qu'il avait été capitaine d'état-major.

Il est aussi l'auteur d'un Discours sur l'immortalité de l'âme paru (pp. 159-164) dans L'Orateur franc-maçon. A la p. 94 de son ouvrage Morale de la Franche-maçonnerie, Bazot reproduit un extrait de ce texte, en mentionnant qu'il provient de la Pompe funèbre du Frère Baudrier (1818) :

Malgré les schismes et les préjugés qui divisent les différentes sectes de cet hémisphère, nul ne révoque en doute l'immortalité de l'âme ; tous, par des sentiers divers, cherchent les portes du ciel, et tous croient à l'éternité s'ils sont vertueux ; respectons donc toutes les religions puisqu'elles concourent au bien social, mais employons tous nos efforts pour éclairer l'incrédule qui la méprise ; c'est un frère que nous devons rendre à lui-même et au bonheur.

On le trouve encore comme auteur d'un cantique chanté lors de la grande fête d'Adoption de la Loge La Clémente Amitié le 15 mars 1828. Une perle (1894) de la littérature antimaçonnique (et antisémite), La femme et l'enfant dans la franc-maconnerie universelle par Abel Clarin de La Rive, cite en 1894 (p. 242) un couplet (qui rappelle le 5e ci-dessus) de ce cantique comme preuve des mauvaises intentions de la maçonnerie.

On connaît encore de lui :

  • un cantique intitulé les Maçons et chanté par lui à Paris en 1827 ;

  • un cantique adressé à la Loge de la Parfaite-Égalité (où il est désigné comme de l'Orient de Paris) chanté à Rouen en 1829 (imprimé à Rouen chez Frédéric Baudry et mis en ligne par la BNF, au catalogue de laquelle c'est - hormis peut-être une Elégie sur la mort de Mlle Elise Grandin, imprimée en 1827 chez Baudry à Rouen, mais où l'auteur est désigné comme Deslauriers sans spécification de prénom - sa seule occurrence).

 

... au Frère Délorier

Nous n'avons plus trouvé aucune mention du Frère Deslauriers postérieure à 1929, sinon que la fiche Bossu précitée le donne en 1853 comme ex-Vénérable de La Rose du Parfait Silence et membre honoraire de la Clémente Amitié et mentionne qu'il fut question de lui à la fête funèbre du Suprême Conseil en 1856. Il est toujours cité également, en tant que Sublime Prince du Royal Secret, comme membre libre et non résidant du Grand Conseil du 32e degré, en 1846 par exemple, dans un Tableau qui le mentionne comme domicilié à Blainville.

Par contre, après le changement de régime de 1830, on découvre l'existence d'un Bénigne-Claude Délorier, qui, comme on le voit ici, publie à Rouen en 1830, et chez le même Baudry, un Recueil de chansons patriotiques et autres poésies, publiées au profit des veuves et des orphelins des immortelles journées de Juillet. Dédié à la garde nationale de Rouen, par un invalide (Bénigne-Claude Délorier) ; en 1834, il publiera, toujours chez le même éditeur, des Contes normands.

Comme le confirme cette pièce de son dossier à la base Léonore des Archives nationales, Bénigne-Claude Deslauriers et Bénigne-Claude Délorier ne sont qu'une seule et même personne.

On trouve ici, à propos de la sauvegarde de sa sépulture à Blainville (76), les renseignements biographiques suivants :

Bénigne Claude Délorier (1785-1852) Engagé dans les armées napoléoniennes en décembre 1805, au 15e Régiment d’infanterie Légère. Il gravit les échelons depuis celui de simple soldat jusqu’à celui de capitaine aide de camp en 1814. Il fait les campagnes de Prusse et de Pologne (1806-1807), d’Allemagne 1809-1813) et de Russie (1812). Ses états de service indiquent ainsi qu’il participa à la bataille de Ratisbonne le 21 avril 1809, où il fut blessé d’un coup de baïonnette au poignet gauche, et à la bataille de la Moskowa le 7 septembre 1812, où il fut à nouveau blessé d’un coup de feu qui lui traversa la jambe gauche. Il termine sa carrière militaire comme capitaine aide de camp dans le 15e régiment d’infanterie légère commandé par le général Rome et appartenant au 13e Corps d’Armée en 1814 au maréchal Davout.

Il est pris dans le siège d’Hambourg. Son comportement lors de la dernière tentative russe d’importance pour franchir l’Elbe, encore prise par les glaces (17 février 1814), lui vaudra de recevoir la Légion d’honneur. Après l’abdication de Napoléon, il rentre en France en juin 1814, sous le commandement du général Gérard. A la chute de l’Empire, Délorier se rallie à Louis XVIII. Il est mis à la retraite : il à peine 30 ans ! Il réside alors à Paris dans le quartier de la Porte Saint-Martin.

Le Capitaine Délorier est nommé (ndlr : ce document donne la date de naissance du 5 mars 1785 à Dijon) Chevalier de l’Ordre royal de la Légion d’honneur, pour prendre rang en date du 17 janvier 1815. Son attitude pendant les Cent-Jours (mars à juillet 1815) est peu claire, et il semble, au moins dans les premières années, avoir cherché à en effacer les traces. Son ralliement à l’Empereur au cours de cette période troublée lui aurait coûté le bras droit, atteint d’un coup de boulet de canon à Namur (20 juin 1815), et plusieurs mois de captivité.

Il est aussi connu sous ce nom par le fichier Bossu, qui ne fait aucune référence à cette vie antérieure, mais qui mentionne deux publications maçonniques - presque simultanées, et intervenant après de nombreuses années sans trace d'activité maçonnique - qui ont été mises en ligne par la BNF, laquelle le connaît comme Bénigne-Claude Délorier (Dijon 1785 - Blainville 1852), Officier de l'armée impériale :

  • Couplets à la Loge de la Parfaite-Égalité (ndlr : c'est la Loge où il avait déjà chanté en 1929) - Saint-Jean d'hiver 1843.

  • Couplets maçonniques adressés à la Respectable Loge La Constance-éprouvée, et chantés par l'auteur au banquet d'ordre le 25 janvier 1844

Les 3 derniers couplets, ainsi que le commentaire qui les accompagne concernant le Frère Frémont, sont repris, avec la mention extrait des Archives du Suprême Conseil, à la p. 33 d'un document qui fait partie (p. 235/401 de la cote BNF FM IMPR-2633 comprenant 34 items, dont celui-ci, non encore catalogué, devrait être le n° 22).

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