Le Chant des Aliénés

Ce

CHANT DES ALIÉNÉS

Dédié aux Francs-Maçons de l'Univers.

a été édité à Genève (imprimerie Vérésoff et Garrigues, Place Bel-Air) en 1873, avec en exergue une citation attribuée (quelque peu abusivement) à Jésus dans l'Evangile :

Pardonnez-leur, mon père, car i!s ne savent ni ce qu'ils disent ni ce qu'i!s font.

Cet imprimé porte la référence 711702 dans le catalogue de la Bibliothèque nationale suisse.

 

Sur d'autres pages de ce site, nous montrons à quel point, en Belgique dès les années 1830 et plus tard en France, le ton était monté entre les maçons et l'Eglise catholique. 

On sait aussi qu'une semblable tension s'est aussi manifestée en Suisse dès les années 1840 suite aux attaques cléricales.

Mais la présente chanson manifeste que, des années plus tard, l'exaspération anticléricale - et même ici antireligieuse - pouvait, même en Suisse protestante, s'exprimer avec autant de véhémence que dans la France catholique.

La chanson raille les nostalgiques des temps heureux ... de l'obscurantisme, traités (d'où le titre de Chant des aliénés : comme l'écrit l'auteur, Rémond, ne faut-il pas être tombés en démence pour aspirer au retour d'un passé aussi odieux par son ignorance que par sa cruauté ?) de fous fermés dans leurs cellules. Chacun des 5 couplets commence ainsi par Revenez, temps heureux ...

REVENEZ TEMPS HEUREUX

Air : Du palais des Papes.

1.

Revenez, temps heureux, où l'ordre maçonnique (1)
Des crédules chrétiens demeurait ignoré.
Où le zèle pieux de la foi catholique
Egorgeait dans Bezier l'Albigeois retiré. (2)
Ressuscitez enfin, inquisiteurs habiles : (3)
Il est partout encor d'innombrables forêts :
Rallumez les esprits des hameaux et des villes,
Du pape ce sont les décrets.

Refrain :

Il n'est point de salut hors de la sainte Eglise ;
Qui n'est pas pour le pape, est l'ennemi de Dieu.
L'enfer est sous ses pieds, il s'y plonge, il s'y brise :
Le chrétien fraternel lui court sus en tous lieux.

2.

Revenez, temps heureux, où les saintes Croisades (4)
Ne faisaient pour le ciel jamais rien à demi.
Quel beau sac de Bezier ? ? les dignes dragonnades ? ?
Quel jour plein de ferveur, la Saint-Barthélémy ! ! ! (5)
Des saints auto-da-fé relevez la puissance, (6)
Vrais soldats de la foi, pieux dominicains.
L'âme, en brûlant le corps, prend sa divine essence.
Les damnés sont républicains.

3.

Revenez, temps heureux, où la typographie (7)
Du cerveau de Satan n'eût jamais dû sortir.
Etouffez, ô mon Dieu ! toute philosophie
Qui rehausse l'esprit au lieu de l'abrutir (8).
Dieu de paix et d'amour, que ton bon cœur de père
Donne à tes fils ingrats de sévères leçons,
Qu'un déluge de feu brûle et mette en poussière
Toute loge de Francs-maçons.

4.

Revenez, temps heureux, où par le purgatoire, (9)
Pour affranchir son âme, on donnait sans compter
Mine d'or épuisée ; on a cessé de croire,
On se damne et l'enfer est heureux de damner
De Mun, Dieu vous inspire, ayez-en l'assurance, (*)
Arrêtez tout essor d'un savoir convaincu,
Que le peuple à jamais reste dans l'ignorance
Et tout l'enfer sera vaincu !

5.

Revenez, temps heureux, où la vierge immortelle (10)
A nos bons villageois souvent apparaissait
Aussi que d'ex-voto dans sa sainte Chapelle
Pour tous les maux nombreux que la foi guérissait.
Femmes au désespoir, ouvriers en souffrance,
Le Ciel vous est ouvert à l'heure de la mort,
De la Reine et des Saints vous serez en présence,
Ah ! pour vous quels heureux transports !

AU PUBLIC

Ainsi chantaient des fous fermés dans leurs cellules. (*)
Ils se croyaient revivre au temps d'Innocent III
Devant tous les progrès, le faible esprit recule
Frappé de l'avenir des prêtres et des rois. (*)

AUX FRANCS-MAÇONS

Vous n'êtes point troublés, vous dont la conscience
Religieusement dit à l'humanité
Pour toutes et pour tous : Amour ! Progrès ! Science !
Voilà l'unique vérité ! ! !

AUX AMIS DE LA VÉRITÉ

Le seul et vrai salut c'est la science exacte
Qui par elle s'instruit, bientôt connaîtra Dieu. (*)
Heureux qui par l'esprit forme avec elle un pacte.
Le vrai bonheur le suit en tout temps, en tous lieux.

RÉMOND.

Les notes numérotées 1 à 10 renvoient à un texte de 14 pages signé P. Mink, Notes historiques du Chant des Aliénés, publié à la suite.

Cet auteur est selon nous probablement la journaliste Paule Mink (1839-1901), militante de la Commune, du socialisme, du féminisme, du pacifisme et de la libre pensée, dédicataire d'une chanson de Pottier, et qui deviendrait plus tard membre du Droit Humain ; elle se trouvait précisément à ce moment en Suisse, où elle s'était exilée après avoir échappé à la répression de la Commune. 

A part la première, qui est une histoire abrégée (et fort mythique) de la maçonnerie, ces notes développent, avec une particulière virulence, quelques-uns des griefs traditionnellement faits à l'Eglise, tels qu'évoqués dans la chanson. La dernière par exemple (cfr couplet 5) vise l'épidémie d'apparitions de la Vierge (La Salette en 1846, Lourdes en 1853) et le commerce d'eaux miraculeuses qui en résulta, non sans y assimiler fort méchamment (et arbitrairement) un événement tout récent, l'affaire des Esprits frappeurs des Batignolles, en écrivant : ... dans peu nous espérons voir s'ouvrir ... une boutique - non pardon, un couvent où l'on vendra fort cher de l'eau miraculeuse de notre Dame de Batignolles.

Pour bien enfoncer le clou, Rémond fait suivre ce texte de ses propres commentaires, où pour sa part il glose sur ses vers ci-dessus marqués * dans le texte. 

Parmi ces commentaires, l'allusion à De Mun nous semble mériter une explication puisque ce personnage est bien oublié aujourd'hui. Reproduisons donc celle de Rémond :

De Mun, officier de cuirassiers, aide de camp du général Ladmirault, qui fit dernièrement à Lyon des conférences très-violentes contre la franc-maçonnerie, les libres penseurs, les idées de progrès, d'humanité, de liberté, d'égalité, la science, etc., en un mot contre tous les principes et les idées modernes. Il ne parlait rien moins que de retourner de plusieurs siècles en arrière et de revenir aux temps heureux des corporations, des jurandes ; disant qu'il y avait deux classes : l'une la classe - les nobles, les prêtres et les riches - faite pour commander et jouir ; l'autre le peuple, la vile multitude, faite pour obéir et travailler. On le voit, le sabre et le goupillon sont toujours unis fraternellement et se soutiennent sans cesse.

Remarquons également, dans sa conclusion, cette phrase qui va dans le sens du scientisme en vogue à l'époque : aujourd'hui les croyances sont tombées, on ne veut plus que des connaissances. Il n'y a plus de Dieu surnaturel.

 

Les Amis de la Vérité, auxquels s'adresse la conclusion de la chanson, est le nom d'une Loge genevoise fondée en 1856 et intégrée à Alpina en 1865.

Fusionnée en 1941 avec Cordialité (fondée en 1865), elle existe toujours, sous le nom de Cordialité et Vérité.

Nous n’avons encore trouvé nulle part l'air utilisé, celui du Palais des Papes (un choix significatif !), même si nous savons par une de ses utilisations que son compositeur s’appelle E. Merle.

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