Jocrisse franc-maçon

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C'est dans un chansonnier nouveau (profane) intitulé La Renaissance du gai ménestrel et datant sans doute de 1862 que nous avons trouvé (pp. 21-4) cette chanson intitulée Jocrisse franc-maçon.

Jocrisse est au théâtre le type du valet niais, que mirent en scène notamment Servières, Désaugiers, Armand Gouffé, Dumersan et Brazier. Larousse le définit comme un benêt ridicule qui se laisse mener par le premier venu, définition qui correspond parfaitement au héros de cette chanson.

Le signataire en est un des nombreux collaborateurs dudit chansonnier, Jules-Achille Sénéchal (1822-1871). 

Sénéchal était-il maçon ? Tout ici - et notamment le sous-titre chanson de réception - le donnerait à penser (même si rien n'exclut qu'il ait pu, sans l'être, se documenter suffisamment pour rédiger une chanson aussi riche en précisions) ... s'il en était réellement l'auteur (ce qui, comme on le verra ci-dessous, n'est absolument pas le cas). 

Nous n'avons en tout cas encore trouvé aucune mention d'une telle appartenance.

Voir ici sur l'air Tenez, moi je suis un bon homme.


 

En réalité, nous nous sommes rendu compte - mais seulement après la mise en ligne de cette page - que c'est très abusivement que Sénéchal avait signé cette pièce. 

Nous l'avons en effet trouvée, sans autre différence que dans la ponctuation, avec la même référence d'air, mais signée d'Armand-Gouffé, et sous le titre La réception de Jocrisse ou Jocrisse franc-maçon, couplets chantés dans un banquet à la Loge de la Parfaite-Réunion à l'Orient de Paris par le Frère Brunet, acteur du Théâtre des Variétés, aux pp. 27-32 de l'édition 1810 de la Lyre maçonnique.

J.-A. Sénéchal

C'est seulement dans la grande histoire des chanteurs et musiciens ambulants par Arnaud MOYENCOURT que nous avons pu trouver une biographie de notre (prétendu) auteur :

Jules-Achille Sénéchalle (Sénéchal), auteur de textes politiques et sociaux :

Jules-Achille Sénéchal est né le 18/01/1822 à Soissons (Aisne), et est décédé des suites d'une pneumonie le 19 juillet 1871 à l'hôpital de l'Ile de Trébéron en Crozon (Rade de Brest, Finistère) où il avait été hospitalisé le 21/06/1871. Il y est enregistré sous la profession de musicien. Il se marie une première fois le 10 juin 1846 à Bruxelles, avec Marie-Josèphe Posters, musicienne ambulante. Il est alors ouvrier. La profession de son épouse semble avoir fortement influencé sur la suite de sa vie. On les retrouve ensuite à Paris à partir de 1847 ou 1848, et Jules-Achille Sénéchal commence à écrire de nombreux textes et chansons, qu'il chante parfois lui-même dans les rues, en s’accompagnant à la guitare. Suite au décès de Marie-Josèphe Posters le 6 juillet 1852, il se remarie le 18 octobre 1859 avec Emilie Léandre, lingère, qui habite dans le même immeuble que lui, au 5 rue des Mûriers, à Paris. 

Il est impliqué dans la Commune de Paris en mars 1871, et a été arrêté et jugé aussitôt après la fin des évènements par les tribunaux militaires qui ont œuvré à Versailles. Emprisonné au camp militaire voisin de Satory, il devait être promis à la déportation, lorsque sa mort est survenue. L'île de Trébéron où il est décédé était déjà à l’époque une zone militaire de la rade de Brest. A proximité stationnaient des pontons (anciens bateaux désarmés servant de prison pouvant accueillir jusqu’à 900 condamnés chacun, en attendant d'organiser les convois pour la Nouvelle-Calédonie). 

Une erreur d'état-civil semble être à l'origine de la modification de son nom, qui apparaît bien orthographié Sénéchalle dans l'acte de naissance lui-même, mais il est reporté sous le nom Sénéchal à la fin du registre dans la liste alphabétique de l'année 1822. Il signe en tout cas sous J-A Sénéchal l'ensemble de son œuvre publiée entre 1851 et 1871, ainsi que sur ses actes de mariages (ses enfants sont d’ailleurs déclarés sous les noms de Françoise Sénéchal et Eléonore Antoinette Sénéchal). Sur son acte de décès figure uniquement la dénomination Sénéchal, entérinant ainsi la modification en usage depuis sa naissance. 

Ses chansons sont souvent à caractère social et politique, ce qui le différencie de la plupart de ses confrères qui s'inspirent des thèmes tournant autour de l'amour du vin ou des femmes. On lui reproche souvent d’avoir écrit des textes médiocres, mais il ne faut pas oublier qu’il les faisait à la demande en collant à l’actualité du moment (souvent pour l’éditeur François Matt, spécialisé dans la littérature de colportage), exercice périlleux que l’on peut comparer aux chansonniers d’aujourd’hui. Pour la même raison, il a pu écrire selon les périodes des textes favorables à la Commune, puis, vers la fin des évènements, des chansons beaucoup plus critiques, afin de correspondre à la tendance du moment. N’oublions pas que les chanteurs des rues étaient avant tout des marchands de chansons, et, à l’image des camelots, ils pouvaient diffuser une chose et son contraire selon l’opinion majoritaire qui se dégageait de l’actualité. L’objectif était de vendre un maximum de feuilles ou livrets, et non de suivre une ligne idéologique précise. Jules-Achille Sénéchal a été assez prolifique, on retrouve ses œuvres publiées de 1848 à 1876. On notera au passage que les éditeurs continueront à utiliser ses titres cinq ans après sa mort... Les chansons n’étant pas datées, certains titres étaient réimprimés de nombreuses fois, et les "chansons nouvelles" n’étaient pas toujours de la première fraîcheur ! Mais comme certains titres étaient réédités en cahiers ou placards, un savant mélange entre réelles chansons d’actualité et anciennes reprises permettait de donner une nouvelle jeunesse à d’anciens succès. Le public de la rue n’était pas très regardant à cet égard !


       

           
                                 

JOCRISSE FRANC-MAÇON

Chanson de réception.

 

Air : Tenez, moi je suis un bon homme.

 

Je ne puis rester chez personne,
Mes aventur' l'ont bien prouvé,
Et malgré le mal que je m'donne,
Je m'vois toujours sur le pavé ;
Des maçons j'veux suivre la trace,
Et j'vous en dirai la raison :
Etant maçon, si je suis sans place,
J'pourrai m'bâtir une bonne maison.

 

Dès apprentis d'ma connaissance
M'offrent d'm'apprendre à travailler ;
Un jour ils ont la complaisance
De m'conduire à leur atelier ;
Chemin faisant y m'font l'éloge
Des amusements de leur métier,
Puis y m'parlent d'entrer en loge,
J'crois qu'c'est pour parler au portier.

 

Ces malins (que le diable emporte),
Dans l'grand salon entrant tout d'go,
Y m'laissent tout seul à la porte ;
Moi j'reste-là comme un nigaud ;
Et puis dans ces tristes demeures,
Pour calmer mes sens éperdus,
J'trotte à grands pas pendant deux heures,
J'dis que v'là ben des pas perdus.

 

Un sournois vient m'saisir et j'entre
Dans un endroit terrible à voir,
C'est tout comme qui dirait un antre,
Où tout ce qui n'est pas blanc est noir.
Sur les uns j'aperçois des têtes,
Jarni ! c'est ça qui m'fait trembler !
C'est des têtes d'morts si bien faites,
Qu'all's ont vraiment l'air de parler.

 

Comm' je réfléchis dans c'te chambre,
Morgué v'là ben un autre tourment,
J'en tremble encor de chaque membre,
On m'dit qu'faut fair'mon testament.
Ah ! messieurs, j'n'ai pas besoin d'aide,
Pour vous bâcler c'testament-là !
J'n'avais rien, c'est tout ce que j'posséde,
Vous en f'rez tout c'qui vous plaira.

 

Mon sournois m'dit qu'il faut le suivre,
Faut chercher si j'nai pas d'argent ;
J'conservais quéqu'argent en cuivre,
Y m'le prend d'un air obligeant.
S'rendant ensuite à la prière
Que j'li fais d'sortir de ces lieux,
Y m'dit : Tu vas voir la lumière,
Et m'flanque un mouchoir sur les yeux.

 

On conduit enfin l'pauvre Jocrisse,
En prenant maint et maint détour,
Dans un endroit où chaqu' novice
Ne voit qu'la nuit quand il fait jour :
On m'fait asseoit et puis l'on m'prie
D'boire d'un vin qu'on m'verse a foison,
Mais j'ai dans l'coeur une voix qui m'crie :
N'bois pas, Cadet, c'est de la poison.

 

J'aval' et j'dis : c'est une épreuve
Dont j'ne pourrai jamais rev'nir,
Mais on veut encore plus d'un' preuve,
De mon courage, avant d'finir ; 
Pour me préparer à la s'conde,
Mon luron, fort comm' je n'sais quoi,
M'fait voyager autour du monde
Qu'était-là pour s'moquer d'moi.

 

J'demande à la fin qu'on m'enseigne
C'qui faut savoir pour êtr' maçon.
V'là qu'un docteur prétend qu'on m'saigne
Avant de m'donner un'leçon.
A ces mots tout mon sang se r'tire,
Je dis au saigneur importun : 
N'saignez pas, mon air doit vous dire
Que je n'ai pas le sang commun.

 

Pour épargner les coeurs sensibles,
Moi je n'veux pas vous raconter
Les supplices vraiment terribles
Que j'eus encor à supporter.
Près d'moi l'on fait un bruit du diable
L'on soufflait l'feu, l'on r'muait des fers,
J'ai cru dans ce trouble effroyable
Jouer tout d'bon Jocrisse aux enfers.

 

Allons, prépare ta paupière,
Dit l'président qu'était un vieux,
Tu vas enfin voir la lumière,
Tout d'suite on me découvre les yeux.
J'éprouvais des terreurs nouvelles,
C'mot d'lumière m'avait frappé,
V'là qu'on m'fait voir trente-six chandelles,
Ainsi l'on ne m'a pas trompé.

 

Ensuite on va se mettre à îabîo.
Oh ! pour le coup j'dis, v'là l'bouquet !
Le président d'un air vénérable
M'invite à m'asseoir au banquet.
Et, par malice, on accompagne
Ce festin vraiment merveilleux
De canons bourrés en Champagne
Pour mieux jeter de la poudre aux yeux.

 

On m'avait dit qu'dans cette salle,
J'allais encor êtr' maltraité,
Mais j'vois qu'c'était de la cabale,
Car l'on y boit à ma santé.
Au lieu d'avaler des couleuvres,
J'bois d'un vin sans fair' de façons,
Et j'veux, en dépit des manoeuvres,
Boire à la santé des maçons.

 

J.-A. SÉNÉCHAL.

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