Les 3 questions

 

Introduction

Il est d'usage de poser au candidat maçon, pendant son séjour dans le cabinet de réflexion, trois (parfois quatre) questions auxquelles il doit répondre par écrit.

On connaît notamment les réponses de Liszt à ces questions.

Il était fréquent dans les temps passés - et il est encore aujourd'hui d'usage dans de nombreuses Loges - de formuler cette triple question sous la forme suivante :

Quels sont les devoirs de l’homme envers lui-même ? Quels sont les devoirs de l’homme envers Dieu ? Quels sont les devoirs de l’homme envers l’humanité ?

ou sous des formes analogues ou voisines (envers sa patrie par exemple).

La fameuse réponse de Proudhon

La réponse donnée à de telles questions par Proudhon, qui fut initié le 8 janvier 1847 au sein de la Loge bisontine SPUCAR, est restée célèbre.
 

SPUCAR (Sincérité, Parfaite Union et Constante Amitié Réunies) résulte de la fusion en 1845 entre Constante Amitié et Sincérité et Parfaite Union, elle-même résultat de la fusion en 1786 de Sincérité (fondée en 1764) et Parfaite Union.

L'anecdote est racontée par lui-même dans son ouvrage De la justice dans la révolution et dans l'Eglise :

Le 8 janvier 1847, je fus reçu franc-maçon au grade d'apprenti, dans la loge de Sincérité, Parfaite Union et Constante Amitié, Orient de Besançon.
Comme tout néophyte, avant de recevoir la lumière, je dus répondre aux trois questions d'usage :

« Que doit l'homme à ses semblables ?
« Que doit-il à son pays ?
« Que doit-il à Dieu ? »

Sur les deux premières questions, ma réponse fut telle, à peu près, qu'on la pouvait attendre ; sur la troisième je répondis par ce mot : la Guerre.

Justice à tous les hommes,
Dévouement à son pays, 
Guerre à Dieu :

Telle fut ma profession de foi.
Je demande pardon à mes respectables frères de la surprise que leur causa cette fière parole, sorte de démenti jeté à la devise maçonnique, que je rappelle ici sans moquerie : A La Gloire Du Grand Architecte De L'Univers.
Introduit les yeux bandés dans le sanctuaire, je fus invité à m'expliquer devant les frères sur ce que j'entendais par la guerre à la Divinité. Une longue discussion s'ensuivit, que les convenances maçonniques me défendent de rapporter.

On sait par les archives de la Loge que l'assistance était très nombreuse vu la notoriété du candidat, et que la discussion fut longue avant que l'assemblée se prononçât finalement pour une décision positive, au motif que les Maçons ne demandent pas à un profane d’être de leur avis, ils lui demandent d’être sincère.

Rappelons qu'à l'époque les tendances agnostique ou athée étaient encore très minoritaires - et en tout cas très mal vues - au Grand Orient de France. Le 10 août 1849, celui-ci allait d'ailleurs inscrire, dans l'art. 1er de sa Constitution, que La franc-maçonnerie, institution essentiellement philanthropique, philosophique et progressive, a pour base l'existence de Dieu et l'immortalité de l'âme. Ce libellé ne serait modifié, au bénéfice de la liberté de conscience, qu'en 1865 puis en 1877, après un combat long et acharné.

La tolérance des Frères de Besançon est en tout état de cause exceptionnelle pour l'époque ; on peut par exemple lire ici que, le 19 octobre 1858 à Lyon, un profane, présenté à l'initiation dans la Loge la Sincère Amitié, n'est pas admis sur sa déclaration de ne pas croire en Dieu ; on lui fait observer que la Société maçonnique a pour base l'existence de Dieu, et pour principe l'amour de l'humanité ; en 1875 encore - mais il est vrai que c'est au Rite Ecossais - la Loge des Coeurs Unis refuse un candidat qui n'avait pas voulu reconnaître l'existence du Grand Architecte, ce qui, écrit-elle dans son rapport, est contraire à nos Règlements (source, voir p. 20).

On lira avec intérêt la brochure du Dr Magnin, P.-J. Proudhon et la Franc-maçonnerie, publiée à l'occasion de l'inauguration en 1910 de sa statue (ci-contre ; fondue pendant la guerre, elle a disparu). On y cite ce texte de Proudhon :

Voilà donc la religion bien et dûment exclue de la franc-maçonnerie, non pas en ce sens qu'elle exclut de son sein ni juif, ni chrétien, ni mahométan, et qu'elle se montre intolérante pour aucune opinion religieuse ; mais en ce sens qu'elle est, comme la Révolution, la Justice, la raison libre, au dessus de toute religion. Accepter une profession de foi, pour la franc-maçonnerie, ce serait déroger, descendre : elle n'en veut pas. Qu'est-ce à dire, sinon que le franc-maçon, en tant que franc-maçon, ne reconnaît qu'une loi, qui est la Justice, et, dans l' Architecte de l'univers, affirme, non la substance ou la cause, mais la raison, le rapport, l'harmonie des choses ? 

ainsi que cet avis du Monde maçonnique :

On peut lire aussi, dans le n° 31 (29 janvier 1865) de la revue le Rationaliste, l'article de Fauvety intitulé Mort d'un libre-penseur, où il relate, avec des commentaires mi-figue mi-raisin, les funérailles de Proudhon.

Il faut aussi rappeler que le progressisme de Proudhon connaissait quelques limites, particulièrement en ce qui concerne l'émancipation de la femme, comme en témoignent ces quelques extraits, particulièrement machistes, d'un de ses ouvrages peu connu, La pornocratie ou les femmes dans les temps modernes :

Je dis que le règne de la femme est dans la famille ; que la sphère de son rayonnement est le domicile conjugal ; que c'est ainsi que l'homme, en qui la femme doit aimer, non la beauté, mais la force, développera sa dignité, son individualité, son caractère, son héroïsme et sa justice ... (pp. 12-13)

La femme ... a naturellement plus de penchant â la lascivité que l'homme ; d'abord parce que son moi est plus faible, que la liberté et l'intelligence luttent chez elle avec moins de force contre les inclinations de l'animalité ; puis parce que l'amour est la grande, sinon l'unique occupation de sa vie ... (p. 41)

L'égalité des sens avec ses conséquences inévitables, liberté d'amours, condamnation du mariage, contemption de la femme, jalousie et haine secrète de l'homme, pour couronner le système, une luxure inextinguible .. telle est invariablement la philosophie des femmes émancipées (p. 92)

Jeune homme, si tu as envie de te marier, sache d'abord que la première condition pour un homme, est de dominer sa femme et d'être maître (p. 189)

Bien méditer que la femme a été donnée à l'homme pour sa félicité et pour le développement de sa dignité et de sa justice, pour la joie intime de son coeur ; mais à la condition qu'il se rendra maître absolu d'elle, la soumettra à sa raison ; qu'elle vivra de sa vie, se confondra avec lui, tout en lui servant d'auxiliaire, de partenaire et d'interlocutrice (p. 194).

Même après son décès, l'athéisme de Proudhon continua à lui valoir la haine vigilante de ses adversaires. En témoigne cet article du n° d'avril 1865 du Journal des Initiés, organe de la frange la plus conservatrice du Grand Orient de l'époque :

Très élégamment, l'article se termine par une exhortation aux Loges pour qu'elles refusent de participer à une collecte en faveur de la veuve de Proudhon.

Le recueil du Tome 12 (année 1849) de la Revue maçonnique donne un écho, à ses pp. 59-60, du solstice d'hiver à la Loge Union des deux Cantons de Romans (Drôme), le 1er janvier 1849.

Il y est mentionné que 

La colonne d'harmonie a exécuté divers morceaux de symphonies, et chanté à la fin des travaux, pendant que les Frères se rendaient dans la salle du banquet, une marche guerrière. La cordialité la plus pure et la plus douce fraternité y ont régné. Après les santés d'obligation, la colonne d'harmonie a accompagné et les chœurs ont chanté un cantique de la composition du Frère Tabary, vénérable, sur ces trois questions : Qu'est-ce que l'homme doit à Dieu, à son semblable et à lui-même ?

Le Vénérable Tabary (auteur d'un autre cantique figurant à ce site) explicite donc les réponses qui à l'époque, et sur les deux hémisphères (c'est-à-dire universellement), sont considérées comme maçonniquement correctes aux dites questions. Elles vont tout-à-fait dans le sens du texte qui serait adopté quelques mois plus tard pour la Constitution.

La revue reproduit son cantique :

L'homme à Dieu doit un pur hommage,
Il lui doit l'immortalité ;
Dieu fit notre âme à son image
Pour traverser l'éternité.
Il lui doit aussi la prière,
Car Dieu l'a comblé de ses dons.
Dieu, sur l'un et l'autre hémisphère,
Est l'amour de tous les maçons.

 

L'homme, œuvre de l'Être suprême,
Se doit l'honneur, la probité.
L'homme encor se doit à lui-même
La sagesse et la vérité.
Il se doit modestie entière ;
Il se doit force, esprit, raison.
Et sur l'un et l'autre hémisphère,
Telle est l'image du maçon.

 

L'homme doit tout à ses semblables,
Ses biens, sa vie et ses talents ;
Du cœur les élans charitables
Doivent le guider en tout temps.
Il doit soulager les misères
Des méchants ainsi que des bons.
Telle est sur les deux hémisphères 
La vocation des maçons.

Les principes philanthropiques énoncés au dernier couplet ont d'ailleurs été mis en application par la Loge, puisqu'il est précisé que :

Après la clôture des travaux de banquet, les Frères se sont retirés paisiblement, fort satisfaits de cette féte de famille, qui laissera d'heureux souvenirs dans la classe pauvre, à laquelle d'abondantes aumônes avaient été distribuées par les soins du Frère hospitalier et de la commission qui lui avait été adjointe.

Dans le même Tome de la même revue, on trouve aussi (pp. 185-7) une réponse ... en vers à ces questions, oeuvre de Pierre Dupont. 

L'insistance, à ce moment, sur un tel sujet doit-elle être considérée comme une conséquence du scandale provoqué par l'affaire Proudhon ?

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