Couplets à des Soeurs

Marie Thérèse Louise de Savoie-Carignan (1749-1792), princesse de Lamballe, est surtout connue pour sa fin tragique.

Les Mémoires historiques de Marie-Thérèse-Louise de Carignan, princesse de Lamballe ont été publiés par Elisabeth Guénard, baronne de Méré. On peut les consulter, dans l'édition 1801, sur google et, dans l'édition 1815, les lire sur le site de la BNF.

la princesse de Lamballe : à gauche, pastel par Elisabeth Louise Vigée Le Brun (1755-1842) ; à droite, image reproduite des Mémoires Historiques susmentionnés.

Contrairement à ce que pourrait laisser penser ce titre, il ne s'agit aucunement ici de mémoires authentiques, mais bien d'une biographie très romancée, ce qui était une des spécialités d'Elisabeth Guénard, baronne de Méré (1751-1829), polygraphe (120 titres !) qui connut un prodigieux succès de librairie. 

Il est cependant manifeste qu'elle a eu accès à des documents authentiques, comme les couplets qui font l'objet de la présente page : les noms qui y sont mentionnés correspondent d'ailleurs à ceux des officières de la Loge d'Adoption mentionnés par Pierre Chevallier dans le chapitre la Loge d'Adoption du Contrat Social de son ouvrage Histoire de Saint Jean d'Ecosse du Contrat Social, Mère loge Ecossaise de France (éditions Ivoire Clair, avec des commentaires d'Alain Le Bihan).

Elle s'étend en tout cas longuement sur la participation de Madame de Lamballe à la loge d'adoption du Contrat Social et donne au tome I de l'édition 1815, aux pp. 258-264 (reproduites ci-dessous) ou au volume 2 de l'édition 1801 (pp. 145-153), le texte de douze couplets chantés lors d'une tenue de celle-ci en 1780.

L'auteur

Selon la baronne de Méré, les couplets furent chantés par le secrétaire de la Loge, Robineau de Beaunoir (1746-1823), auteur qui selon Campardon, fit représenter au théâtre des Grands-Danseurs du Roi de ravissantes petites comédies, telles que Vénus pèlerine, l'Amour quêteur, Jeannette ou les battus ne payent pas toujours l'amende

Dans ses commentaires à l'ouvrage précité de Pierre Chevallier Histoire de Saint Jean d'Ecosse du Contrat Social, Alain Le Bihan (p. 263) note qu'il passa de loge en loge (la Fidélité, les Neuf Soeurs, le Contrat Social, Les Bons Amis, la Vraie Réunion, ...), toujours prêt à être secrétaire, à rédiger les comptes rendus et à composer des poèmes et cantiques demandés par les circonstances ...

On connaît de lui, en tant que secrétaire de la Loge du Contrat Social, une lettre d'invitation à Franklin.

Dans le couplet ci-dessous à la sœur Deroulié, Oratrice, il utilise l'air de l'Amour quêteur, qui est une pièce dont il est lui-même l'auteur. 

La succession de couplets est, musicalement, un pot-pourri des différents airs qui sont mentionnés. Dans la mesure où nous en disposons (le seul dont nous n'ayons pas trouvé trace est Aimer est un plaisir bien doux), vous pouvez identifier ces différents airs - du moins ceux que nous supposons être tels - via les liens sur la mention "Air", et les entendre en cliquant sur un un des liens suivant chaque haut-parleur .

 COUPLETS MAçONIQUES

Aux soeurs DE BROT et de Lascazes, auxquelles la Loge doit son bonheur. C'est à la sollicitation de ces deux dames, dont la première avait fait le voyage de la Hollande avec madame le princesse de Lamballe, qu'on les peut attribuer.

Air d'Epicure      midi ou MP3 

Notre bonheur est votre ouvrage 
Nous devons tout à la beauté: 
Sur ce trône votre courage 
A fixé la Divinité : 
Jamais de l'Etre qu'on adore 
On ne pourra priver ces lieux. 
Toujours la bienfaisante Aurore 
Allume le flambeau des cieux. 

Porté sur un sombre nuage 
Un injuste et triste soupçon 
Voulait dans son aveugle rage 
Troubler ce tranquille horizon. 
Sous vos efforts, belle Lascazes,
Nous voyons ce monstre abattu, 
Et nous devons Vénus aux Grâces 
Et les Grâces à la Vertu.

A la soeur Soyecourt, représentant la sérénissime Grande-Maîtresse.

Air : Dans les Gardes-Françaises      midi ou MP3

Las d'éclairer ce monde,
Quand, descendant des cieux,
Phébus, au sein de l'onde,
Roule son char de feux,
D'une douce lumière
Sa soeur brille à son tour,
Et console la terre
De l'absence du jour.

Lorsque, quittant la terre
Et ces paisibles lieux,
La reine de Cythère
Montera dans les cieux,
De sa cruelle absence
Consolant les Vertus,
La douce Bienfaisance
Remplacera Vénus

 

A la soeur Tolozan, Inspectrice.

 Air : On ne peut aimer qu'une fois      MP3

Tout un climat reçoit vos lois,
Aimable souveraine :
Le Plaisir vole à votre voix
Pour serrer notre chaîne :
L'esclave, couronné de fleurs,
Eteint sa voix plaintive ;
Si la beauté surprend les coeurs,
La gaîté les captive.

A la sœur Deroulié, Oratrice.

Air de l'Amour quêteur.      midi ou MP3

En nous annonçant le devoir,
Et d'une mère et d'une épouse,
Votre voix éloquente et douce
Sur nos cœurs a tout pouvoir ;
Vous ramènerez dans ce temple
Les plaisirs d'un âge innocent ;
On convertit aisément,
On convertit aisément,
Quand on prêche d'exemple,
Quand on prêche d'exemple.

 

A la sœur de Montalembert, Secrétaire.

 Air : Je suis Lindor.      midi ou MP3

L'amour sachant qu'au temple du Mystère,
De la vertu vous traceriez les lois,
 De cette plume aussitôt il fit choix,
Et l'arracha de son aile légère.

Il vous la fit présenter par sa mère :
Vous l'acceptez ... Quel heureux changement !
Depuis ce jour l'Amour est plus constant ;
La sagesse est moins triste et moins sévère.

 

A la sœur d'Hinnisdal, Chancelière.

Air de Joconde      midi ou MP3

Encore dans cet âge brillant ,
Où l'on ne veut que plaire ,
Elle suit l'exemple touchant
Des vertus de sa mère.

Le Bonheur, empruntant sa voix
En fait son interprète ;
Et quand Vénus dicte ses lois,
La Vertu les répète.

 

Aux sœurs de Lostanges et de Boynes, Aumônières.

Air: La lumière la plus pure       midi ou MP3

Malheureux, séchez vos larmes,
La vertu tarit vos pleurs ;
Plus de soucis, plus d'alarmes,
Aux plaisirs ouvrez vos cœurs.
Ne craignez plus l'indigence :
Attentive à vos besoins ,
La sensible Bienfaisance
Vous prodigue tous ses soins.

 

A la sœur de Lascazes, remplissant les fonctions de sœur Terrible.

Air : Aimer est un plaisir bien doux.

Si l'Amour, qu'on nous peint charmant,
Est un dieu redoutable ;
Si ce timide et faible enfant
Est un monstre effroyable ;
S'il prétend troubler la douceur
De ce temple paisible,
Qu'à juste droit , charmante sœur ,
Vous êtes sœur Terrible.

 Aux Sœurs des Cérémonies.

Air : Dans ma cabane obscure      midi ou MP3

Pour diriger ce temple,
Esprit, beauté, talens,
Se sont unis ensemble
Des nœuds les plus charmans.
Ainsi, lorsqu'à Cythère,
Le souverain des cœurs
Fête et reçoit sa mère ,
Ses sœurs font les honneurs.

 

A toutes les Soeurs de la Loge

Air :Tandis que tout sommeille 

Dans nos temples paisibles, 
Venez, charmantes soeurs, 
Partager les douceurs 
Des coeurs purs et sensibles, 
L'égalité,
L'humanité ; 
Voilà nos lois suprêmes. 
Ici, pour soumettre les coeurs, 
La Vertu se couvre de fleurs : 
Quand on en goûte les douceurs, 
On s'égale aux dieux mêmes.

 

Aux Soeurs des Loges de la Candeur et de la Fidélité, qui ont fait à la Loge la faveur de venir la visiter.

Air: Fournissez un canal au ruisseau      midi ou MP3

Lorsque vous éclairez nos travaux,
Quand vous partagez cette fête,

Vous ajoutez des charmes nouveaux
Aux plaisirs que l'amour nous apprête ;
Vous fixez la félicité
Dans tous les beaux lieux où vous êtes :
Il n'est point de fêtes parfaites,
Sans candeur, sans fidélité.

 

Ronde de Table.

Air : Sans un petit brin d'amour       midi ou MP3

Chantons nos aimables sœurs, 
Couronnons-les de pampres et de fleurs ;
 Dans leurs yeux est le bonheur,
L'Amour est dans nos cœurs.

Le chœur.

Chantons nos aimables sœurs, etc.

L'Amour n'est rien sans l'ombre du mystère,
L'Amour est tout s'il est discret.
C'est peu d'aimer, il faut être sincère,
Des vrais maçons c'est le secret.

Le chœur.

Chantons nos aimables sœurs, etc.

L'Amour maçon est fils de la Sagesse ;
Elle forma des nœuds si doux !
Des vrais plaisirs goûtons la pure ivresse ;
Aimons nos sœurs, et taisons-nous.

Le chœur.

Chantons nos aimables sœurs, etc.

A leur santé buvons, buvons nos frères ;
Vénus ordonne, il faut céder :
 Quand la Beauté daigne remplir nos verres,
C'est à l'Amour à les vider.

Le chœur.

Chantons nos aimables sœurs, etc.

Un point de vue sur la maçonnerie 

La baronne de Méré était (du moins quand elle publiait sous son nom, car elle a commis sous des pseudonymes quelques textes nettement moins convenables) un écrivain très bien-pensant.

Son point de vue sur la maçonnerie est dès lors très conforme aux idées répandues alors (en 1801, la maçonnerie sort à peine de sa léthargie et n'a pas encore retrouvé l'aura qu'elle récupérera sous l'Empire, et les souvenirs de la Terreur ne sont pas si lointains), telles que popularisées notamment par l'abbé Barruel, lequel avait attribué aux maçons une conspiration contre le Trône et l'Autel ayant abouti à la Révolution.

C'est ainsi qu'elle raconte (p. 132) que le secret maçonnique existait très-réellement, et qu'il n'étoit autre que la révolution qui devait embrasser le monde entier, et que, adepte de la théorie du complot orléaniste, elle attribue cette conspiration au duc de Chartres (futur duc d'Orléans et Philippe-Egalité) et à son entourage :

Monsieur de Chartres qui avoit fait déjà plusieurs voyages en Angleterre, étoit initié aux mystères, et pensa, ou plutôt ceux qui le faisaient penser, crurent que ces réunions ... pouvoient être utiles au projet d'un parti qui vouloit renverser du trône la branche régnante, pour y placer un chef de son choix, qui n'auroit d'autres prérogatives que celles du président des Etats-Unis, avec la seule différence que cette place seroit héréditaire. Ils avoient depuis long-temps jeté les yeux sur le duc, en le nommant grand-Orient de France : ils lui donnoient un nombre de partisans dans la classe la plus éclairée et la plus opulente du royaume, pour cacher leur trame. 

Cela ne l'empêche pas de présenter aussi la maçonnerie, avant cette conspiration supposée, sous un jour plus favorable :

Mais lorsque le goût philosophique eut gagné toutes les classes, on trouva plus de charmes à ces assemblées secrètes, où l'on pouvoit librement expliquer sa pensée et fronder les opinions reçues. Un ami y amenoit un ami, les uns moitié par curiosité, les autres séduits, par l'avantage que les voyageurs retiroient d'un établissement qui faisoit trouver des frères dans toutes les grandes villes ; car ils se reconnoissoient à des signes, et recevoient les secours dont ils avoient besoin. Il faut convenir que la bienveillance étoit l'esprit de cette société, non seulement pour ce qui y étoit admis, mais même pour ce qui étoit infortuné ; ce qui n'empêcha pas le peuple qui recevoit d'eux des secours considérables, de les traiter de sorciers : injure terrible de la part de ceux qui croient le diable bien plus puissant pour faire le mal que Dieu pour faire le bien.

Son point de vue sur les Loges d'Adoption (qu'elle considère comme totalement étrangères aux complots masculins) n'est pas moins pittoresque :

Parmi le nombre de ceux qui furent admis aux travaux vulgaires, il y en avoit beaucoup qui voulurent égayer le sombre institut, et proposèrent ce qu'on appela depuis loge de table. Alors, l'esprit remplaça l'apparente sagesse. On fit des vers, des chansons, où, sans dévoiler les mystères, on employa les termes de la maçonnerie. Les frères ne purent résister à en faire part à leurs compagnes, qui desirèrent d'être admises dans l'Ordre. On leur représenta l'indiscrétion dont on accuse, je crois fort à tort, ce sexe. On leur parla des épreuves comme fort audessus de leur foiblesse. Rien ne put les en détourner. Les premières, à ce que l'on assure, ne furent que le jouet des frères, qui ne leur donnèrent pas même une idée de leurs travaux ; leur mécontentement en dégoûta les autres : et ce ne fut que vers 1770 que l'on forma des loges régulières pour les femmes, où je puis assurer que la plus extrême décence présidoit. Elles faisoient le serment de se taire, et elles n'avoient pas de peine, car elles ne savoient rien.
...
Dès que les femmes partagèrent les travaux ou plutôt les plaisirs purs de la maçonnerie, les loges se multiplièrent à l'infini. Il n'y eut point de cotterie qui n'eut la sienne ; ce n'étoient que fêtes, que bals : on jouoit la comédie, en loge, et les Maçons Français ne ressembloient pas plus aux sombres roses-croix Allemands et Anglais, que nos premiers clubs littéraires ressemblèrent à ceux politiques qui ont donné naissance à l'infernale société des Jacobins : mais, dans les uns et dans les autres, il y avoit de ces hommes qui vont toujours à leur but, quelques chemins qu'ils paroissent prendre. Et au milieu des jeux et des ris, on formoit la chaîne mystérieuse qui confondoit les Etats ; on n'employoit que le nom de frère pour un prince comme pour le dernier servant ; on accoutumoit les oreilles chatouilleuses de nos jolies femmes, au mot Egalité, et l'orgueilleuse duchesse et l'impertinante financière étoient obligées de se soumettre au règlement du grand maître, et d'oublier tous les grands airs, pour être douces et affables avec tout ce qui non-seulement étoit admis dans la loge, mais même avec les visiteurs des autres. Si on blessoit leur amour pour les distinctions de la société, on les en dédommageoit en louant sans cesse leur esprit, leurs graces, leurs talens, même leurs vertus ; et la fumée de l'encens, quel que fût l'autel où on le brûloit, enivroit de même leur foible-cerveau. Les plus-grandes dames de l'Europe prétendirent à l'honneur de la truelle ; et la reine de Naples, qui ne doit pas être à s'en repentir, obtint de son mari que les maçons qu'il avoit bannis de son royaume, y seroient rappelés, et réintégrés dans tous leurs droits.
...
Il fut proposé dans le conseil secret, de faire madame la princesse de Lamballe Grande-maîtresse. On ne put l'y déterminer qu'en lui disant, ce qui étoit vrai, que ces associations étoient d'une grande utilité ponr les malheureux, et que sa présence ne feroit encore qu'exciter la générosité des frères. Et quoiqu'elle eût un secret éloignement pour ces assemblées, elle étoit loin d'imaginer que des apparences si vertueuses cachassent des projets si destructeurs pour la maison royale. Le jour indiqué pour recevoir la princesse fut le 20 février 1781. Elle se rendit à la mère-loge Ecossaise d'adoption, avec ses dames, qui furent admises ; avec elles, d'autres dont les noms illustres, ou la réputation de leurs vertus, rendoient ce cortège digne de celle qui alloit les présider. Monsieur de Beaumanoir, secrétaire de la loge, chanta pendant le banquet des couplets que je vais rapporter, pour faire connoître quel étoit l'esprit des loges de femmes où il eût été difficile de reconnoître ces farouches Jacobins qui sortirent peu d'années après de celles des hommes, qui se réunissoient, comme nous l'avons dit, aux sœurs, sans leur laisser pénétrer le but de cette institution entièrement énigmatique pour la plupart.
...
La princesse, pénétrée de reconnoissance des témoignages d'affection qu'elle avoit reçus des frères et sœurs, le leur exprima avec cette grace touchante qui la caractérisoit, et continua d'honorer de sa présence leurs travaux, toutes les fois qu'elles s'assembloient. Son exemple fut suivi de toutes les femmes agréables de Paris ; et il n'étoit pas du Bon ton de n'être pas maçone. Les petites villes de province avoient aussi des loges, où, pour faire nombre, on admettoit tout ce qui étoit en état de payer la contribution imposée pour les frais. Ce n'étoit que festins ; et on peut dire que les traiteurs étoient ceux qui y gagnoient le plus. Cependant, il faut en convenir, on auroit pu tirer un grand avantage de ces associations, si on ne s'y étoit proposé que le but apparent [NDLR : et donc différent, selon l'auteur, du but réel, qui était la subversion] vers lequel on paroissoit tendre ; celui de donner des principes de vertus qui, comme le dit monsieur de Boufflers, consistent principalement dans la bienveillance et la sensibilité éclairée du flambeau de la raison. Il étoit difficile pour ceux qui ne trempoient pas dans le complot, de sortir des loges sans avoir au moins le desir de devenir meilleurs. Tout y portoit un caractère de décence, d'union, qui ressembloit si peu au tableau de la société, qu'on se croyoit transporté dans une autre sphère ...

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