Cervantes

Enfant prodige qui se produisit en public dès l'âge de 13 ans, Clotilde Cerda y Bosch (1861-1926) fut une célèbre harpiste, connue sous le pseudonyme d'Esmeralda Cervantes qui lui aurait été suggéré pour moitié par Victor Hugo (qui fut, avec Wagner et Liszt, parmi ses admirateurs) et pour moitié par la reine Isabel II.

Selon une biographie consultable sur le web, elle fut aussi elle-même compositrice de quelques méritoires pièces pour harpe (qu'elle interprétait elle-même lors de ses concerts, comme en témoigne par exemple le programme visible ici).

Elle fut également littérateur et journaliste (elle dirigea même un journal parisien, portant - est-ce un hasard ? -  le même nom qu'une célèbre loge), engagée en tant que féministe, antiesclavagiste, adversaire de la peine de mort et protectrice de la classe ouvrière.

Le document le plus intéressant et le plus complet qu'on puisse à son sujet consulter sur le web est la thèse de doctorat (Madrid 2015) de Zoraida Isabel Ávila Peña, Música, textos y filantropía en Esmeralda Cervantes: una arpista de la España romántica. Cet ouvrage consacre tout un chapitre (pp. 163-188), illustré de nombreux documents, à son existence maçonnique, et montre (cfr p. 166) qu'elle fut initiée en 1879 à la Loge barcelonaise Lealtad n° 78 (Loyauté).

sur cet extrait (emprunté à la thèse de doctorat susmentionnée, p. 381) d'un Tableau de la Loge Lealtad, la Soeur portant le n° 3 dans la Chambre d'Adoption est Esmeralda Cervantes, avec le nom symbolique qu'elle a choisi, Esther, et la mention du 2e grade (qu'elle obtint en 1881 avant d'atteindre le 3e en 1885).

Elle devint membre d'honneur de la Loge Tinerfe n° 114 de Santa Cruz de Tenerife (qui était une Loge mixte et non une Loge d'Adoption comme Lealtad).

En juin 1884, elle organisa, avec la Loge Lealtad, un concert au Teatro Lirico de Barcelone au profit des familles de deux militants républicains fusillés la même année à Gérone, Ferrández (qui était maçon) et Bellés.

Grande voyageuse, elle vécut notamment au Brésil, au Mexique, à Ténérife (où elle se retira et mourut) et à Constantinople (où elle donna des cours de harpe dans le harem du sultan). 

Mécène culturel, elle fonda en 1885 à Barcelone l'Acadèmia de Ciències, Arts i Oficis de la Dona (Académie féminine des Sciences, Arts et artisanat) qui dut être fermée après deux ans pour des raisons financières.

Une Espagne maçonniquement progressiste

On sait qu'en France la première initiation féminine proprement maçonnique (c'est-à-dire hors Loges d'Adoption et sans tenir compte du cas - douteux ? - de Mme de Xaintrailles) fut celle de Maria Deraismes en 1882 et qu'après le scandale et le désaveu qu'elle provoqua, il fallut attendre plus de 10 ans pour qu'en 1893 aient lieu 13 nouvelles initiations, prélude à la création du Droit Humain.

Mais on ignore généralement qu'en Espagne un mouvement analogue fut beaucoup plus précoce, de plus grande ampleur et un peu moins mal accueilli.

ci-contre : image empruntée à une page en catalan

Citons ici quelques extraits (pp. 589-91) du Tome II de la monumentale tétralogie d'Yves Hivert-Messeca, l'Europe sous l'acacia (Dervy, 2012) :

Si l'on se réfère à des travaux récents, au début de 1871, on trouvait deux sœurs, Amalia Antigüedad et Elvira Chacel, dans la loge madrilène Comuneros de Castilla n° 289 (Grande Oriente de Espana). La première réception féminine connue présentement serait celle de la loge Betica, sise à Malaga (Grande Oriente de Espana), au printemps 1872. Cette même année, on signalait des réceptions de femmes en loge à Madrid (loges Minerva et Hijos dei trabajo) et à Barcelone (loge Moralidad). Le phénomène s'accentua dans la décennie 1880. Si l'on en croit les calculs du professeur José Antonio Ferrer Benimeli, de 1871 à 1939, sept cent trente-deux femmes furent faites maçonnes en Espagne, dont cinq cent quatre-vingt-six pour la seule fin du XIXe siècle. Le chercheur pense que le total des femmes espagnoles de cette période pourrait dépasser le millier ... près de deux cents loges masculines, soit une sur neuf, recevront des femmes … Les cérémonies de réception des femmes ou d’avancement des sœurs étaient le plus souvent identiques à celles des frères …

Malgré cette présence forte de sœurs, la majorité des maçons espagnols demeura hostile à la présence de femmes en maçonnerie. À partir des règlements d'adoption du Grand Orient National d'Espagne (30 mars 1891) et de la Loi d’adoption (15 août 1892) du Grand Orient Espagnol, la réception de femmes dans la franc-maçonnerie espagnole reçut un coup d'arrêt. Les Obédiences, à l'exception de la Grande Loge symbolique de Memphis et Misraïm, s'orientèrent vers des loges d'adoption, simples auxiliaires de la franc-maçonnerie masculine ou simples sociétés paramaçonniques de bienfaisance. De nombreux ateliers d'adoption furent créés dans cette nouvelle optique ... 

Cette forte présence de sœurs dans les loges espagnoles demeura ignorée de la franc-maçonnerie européenne.

Au cours du colloque Les femmes et la franc-maçonnerie, des Lumières à nos jours tenu en 2010 à l'Université Michel de Montaigne de Bordeaux, José Antonio Ferrer Benimeli a présenté une communication intitulée Les femmes et la franc-maçonnerie espagnole au XIXe siècle, dont on trouve ici le résumé suivant :

L’introduction de la franc-maçonnerie en Espagne est très tardive, mais entre 1869 et 1898 on trouve mille sept cent cinquante loges appartenant à vingt obédiences différentes. La première initiation maçonnique des femmes date de 1871, onze ans avant celle de Maria Deraismes. Entre 1871 et 1898, on a répertorié cinq cent quatre-vingt-six femmes franc-maçonnes espagnoles. Elles font partie de cent quatre-vingts loges masculines ou ont été admises au même titre et à égalité avec les hommes. Les Sœurs sont aussi en possession de hauts grades et de postes à responsabilité dans des loges majoritairement masculines qui, dans la pratique, deviennent des loges mixtes. Quelques fois les Sœurs à l’intérieur de la loge font partie d’une Colonne ou Chambre d’Adoption avant de se constituer en loge d’Adoption. Mais dans la plupart de cas, les Chambres d’Adoption ne parviennent pas à se transformer en loges d’Adoption. La première loge d’Adoption connue date de 1873. À partir de la publication par deux obédiences des premiers Règlements et de la Loi d’Adoption (1891-1892) on constate un changement négatif vis-à-vis de l’acceptation des femmes et les loges d’Adoption deviennent une sorte de franc-maçonnerie auxiliaire de bienfaisance. Mais d’autres obédiences refusent le terme même d’Adoption qu’elles ne considèrent approprié que pour les enfants et les vieillards : la franc-maçonnerie qui ne fait pas de distinction entre les frontières, les races, les idées et les religions, ne doit pas non plus exclure les femmes.

Sur cette question, on lira également avec intérêt :

  • l'article d'Isabel Hernandez-Fernandez sur le riche blog Critica masonica ;
  • le texte de María José Lacalzada De MATEO, Du foyer à l’espace public. Les femmes et la franc-maçonnerie en Espagne (1868-1936), dans l'ouvrage : Les francs-maçons dans la cité : Les cultures politiques de la Franc-maçonnerie en Europe (XIXe-XXe siècle) (Presses universitaires de Rennes, 2000) ;
  • sur le site The Conversation, l'article de Christelle Schreiber–Di Cesare, Les franc-maçonnes, pionnières du féminisme en Espagne .

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