La chanson des Frères du Canada

 

Sur le site de la Grande Loge du Québec, à la page Historique, nous avons trouvé cet hymne de la Loge montréalaise (paraît-il instituée en 1785, ce qui semble contradictoire avec les dates ci-dessous) des Frères du Canada. Aucune indication n'y est donnée quant à la musique.

Un lecteur attentif, que nous remercions, nous a signalé - ce qui nous a donné l'occasion de le reproduire ci-dessous dans une version plus lisible - que le manuscrit de cette chanson était visible sur un site conjoint de l'Université de Montréal (section archives) et de l'association Modéliser le changement : les voies du français, site intitulé Les Canadas vus par les Canadiens 1750-1860 - pièces choisies de la collection Baby

Ce texte constitue les pages 8 et 9 d'un ensemble, daté de 1783, de 12 pages manuscrites intitulé Discours par l'un des Frères du Canada, Liste des frères du Canada, Dissolution des Frères de Québec.

Aux frères du Canada
 
 
Refrain
  
Vivons, aimons, chérissons la Concorde,
Chantons l'amour qui nous a réunis.
Dans nos plaisirs évitons la discorde,
Soyons toujours d'un seul et même avis.
  
 
I
  
Par des égards que chacun se prévienne,
Soyons polis, complaisants, sans fadeur.
S'il se glissait entre nous quelque haine,
De la chasser, engageons notre honneur.
  
 
II
 
Que la vertu jamais de nous s'écarte ;
Enchaînons-la dans un juste milieu.
Nourrissons-nous d'une joie délicate ;
Qu'aucun excès n'avilisse nos jeux.
  
 
III
  
Point de pédant, maudissons cette race,
Redoutons-la, autant que le poison.
Elle décide toujours avec audace,
Et bien souvent, sans rime ni raison.
  
 
IV
  
Dans nos plaisirs qu'aucune inquiétude
Ne porte obstacle à nos amusements.
Ayons pour nous cette aimable habitude
De n'afficher que le contentement.
 
 
V
 
Par des bienfaits, signalons notre gloire,
Soyons vertueux, à la mort, à la vie !
Que tous nos noms, au temple de mémoire,
À l'univers puissent porter envie.
 
 
VI
 
Que nos promesses ne soient point chimère,
Appliquons-nous tous à les maintenir.
Que notre amour soit ardent et sincère
N'en oublions jamais le souvenir.
 
 
VII
 
Sur les débris du plus grand des naufrages,
Dans le néant, dit-on, tout tombera,
Consolons-nous en attendant l'orage
Et dans le temps se sauve qui pourra.

Dans ses intéressants commentaires de ce texte, Jacques G. Ruelland écrit qu'il exprime bien le message maçonnique vécu dans la province de Québec dans la seconde partie du XVIIIe siècle et le commente comme suit :

Cette chanson définit un nouvel art de vivre dont les caractéristiques sont, par ordre d'insertion dans la pièce : la fraternité, l'égalité, la tolérance, la vertu, la liberté, la bienfaisance, le respect de la société des Francs-Maçons et de ses règles. Le refrain insiste sur l'esprit fraternel qui doit animer les travaux des Frères du Canada : la concorde prend la figure d'une égérie qu'il faut chérir. Le premier couplet invite les initiés à vivre en égaux, sans permettre à la haine de briser l'harmonie basée sur une exquise politesse. Le deuxième couplet rappelle cette pensée d'Horace : « En toutes choses, il y a une juste mesure ; il existe des limites fixes, au-delà ou en-deçà desquelles le bien ne saurait exister ». Le troisième couplet marque seul une opposition à l'égard d'un groupe social : les « pédants ». Leur fanatisme les rend redoutables car ils ne font pas appel à la raison. Dans le quatrième couplet, l'auteur dit que les activités maçonniques doivent se dérouler sous le signe de la liberté dans la plus grande sérénité. Que la bienfaisance soit le signe de l'amour de l'humanité, soutient-on dans le cinquième couplet. Il est question d'une loyauté indéfectible envers les constitutions de l'Ordre dans le sixième couplet. Enfin, apparaît dans le dernier couplet un autre rappel de la pensée d'Horace : « Nous sommes tous poussés au même but ; dans l'urne, notre sort à tous est agité, il sortira un peu plus tôt, un peu plus tard ; mais nous tous prendrons passage dans la barque pour l'exil éternel ». En bref, la chanson conseille le juste milieu en toutes choses. Le Maçon doit être un homme d'honneur, vertueux, serein, fidèle à ses promesses et n'attendant aucune autre récompense que la satisfaction de faire le bien.

 

Unanimisme

(Note personnelle du webmestre) 

L'unanimisme consensuel ("Soyons toujours d'un seul et même avis") manifesté par ce texte ne manquera pas d'étonner les maçons actuels, qui pensent en général que la maçonnerie doit au contraire s'inspirer de l'opinion de Saint-Exupéry, telle que traduite (même si Saint-Ex n'a jamais été maçon) en lettres d'or sur les murs du siège du Grand Orient de France : Si tu diffères de moi, loin de me léser tu m'enrichis. C'est précisément parce qu'ils ne sont pas toujours du même avis que les maçons tirent profit du débat maçonnique, où les idées peuvent, et doivent, s'opposer, parfois vigoureusement, dans le respect des personnes qui les émettent. La Fraternité ne consiste alors pas à aimer ses Frères et Soeurs malgré qu'ils soient différents mais parce qu'ils sont différents. Si tous partageaient la même pensée unique, il ne serait guère difficile d'être fraternels, mais cela n'apporterait pas grand chose ... 

Ce qui n'empêche d'ailleurs pas les maçons d'une même Loge ou d'une même Obédience d'être unanimes sur certains points - par exemple les Droits de l'Homme ou l'Esprit des Lumières - et d'alors le manifester par des actions concertées.

La Fraternité-miel, c’est la fraternité maçonnique, telle qu’elle devrait être : le désaccord est comme un médicament parfois un peu amer, qui agit contre la sclérose de la pensée. La fraternité est le miel que l’on met dans cette potion pour l’adoucir : dans le même temps que nous nous opposons aux idées de notre Frère ou de notre Sœur, nous lui rappelons que sa personne n’est pas en cause, ni l’estime fraternelle que nous lui portons.

La Fraternité-glu, c’est la fraternité qui refuse tout dissensus et qui donc scelle les lèvres du maçon, de façon à ce que, à défaut d’exprimer une opinion conforme, il n’exprime rien du tout. Cette fraternité-là ne sert pas à adoucir le médicament, elle le refuse, tout simplement et entretient donc la sclérose. La fraternité-glu, celle qui impose le silence au nom du consensus, ce n’est pas, ou ce ne devrait pas être la fraternité des temples. C’est celle des monastères.

(cette citation de Marc J., qui illustre bien l'idée ci-dessus, est extraite du n° 68, intitulé Dérives, du périodique de réflexion maçonnique Dionysos)

Au XVIIIe siècle cependant, l'unanimisme était de bon ton, comme en témoigne cette citation de Tschoudy dans le Tome 2 de l'Etoile Flamboyante :

Nos conversations ont des bornes prescrites ; tout objet de contestation est proscrit, controverse politique, idiomes étrangers, dissertations profanes, germes funestes d'opinions, de schismes et de systèmes, nous vous laissons à des hommes dont le désir semble celui de ne s'accorder jamais : nous voulons être toujours à l'unisson.

Les Loges de cette époque ne sont pas des sociétés de pensée, mais des sociétés de convivialité.

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