CHANT DES ADEPTES D'ISIS (Orléans 1885)

Sauf quand elle se lance dans des élucubrations aussi invraisemblables (excepté aux yeux de certains naïfs) que le crocodile pianiste de Taxil, la littérature antimaçonnique est souvent fort bien renseignée sur ce qui se passe dans les loges, dans la mesure où il lui arrive de disposer d'abondants extraits de documents maçonniques qui lui sont tombés entre les mains et qu'elle est très fière d'exhiber.

C'est le cas avec cet Essai historique sur les francs-maçons d'Orléans (1740-1886) publié en 1886 à Orléans par un auteur qui signe simplement U. P. mais que Pierre Allorant identifie ici (cfr note 4) comme l'abbé Théophile Cochard (1836-1914), écrivain antisémite et grand admirateur de son évêque Mgr Dupanloup.

Cet ouvrage a été rendu disponible sur Gallica par la BNF.

Parmi les pièces intéressantes que nous y avons trouvées, figure (pp. 374-6) ce CHANT DES ADEPTES D'ISIS dédié au Grand Orient de France par le Frère Jules Doinel, maître, Orateur adjoint de la Loge, que l'auteur a recopié du n° d'octobre 1885 de la revue la Chaîne d'Union.

Cette loge des Adeptes d'Isis résulte de l'éclatement en 1885 des Emules de Montyon.

 

les Adeptes d'Isis-Montyon

Il y eut à Orléans (comme à Paris) une Loge rendant hommage à Montyon, celle des Emules de Montyon, fondée en 1862 ; sa devise était Faire le bien et le bien faire.

Elle éclata en 1885 suite à un conflit entre déistes et libres-penseurs, qui aboutit à la formation de deux loges : 

  • d'une part les Adeptes d'Isis-Montyon, de tendance spiritualiste (ce qui ne l'empêchait pas d'être anticléricale et républicaine) ; c'était en fait la continuation, sous un nouveau nom, de l'ancienne, dont elle reprit les biens (et la devise), et qui fut supprimée ;
  • d'autre part La Véritable Amitié, dissidence regoupant les libres-penseurs.

 La date de 1856 (il n'y avait aucune loge cette année-là à Orléans) ne concerne pas la loge, mais le Frère bénéficiaire de la médaille (les deux derniers chiffres de son année de naissance ne sont pas frappés avec la médaille comme les deux premiers mais gravés en même temps que son nom).

                         

Il n'y a pas de mention d'air.

L'auteur du texte est le Frère Jules Doinel.
 

Jules Doinel

Jules Doinel (Moulins 1842 - Carcassonne 1902 ; image ci-dessous), diplômé de l'Ecole des Chartes, occupa une fonction d'archiviste et/ou bibliothécaire dans divers lieux, tout en pratiquant activement le spiritisme.

Initié en novembre 1884 à la loge orléanaise des Emules de Montyon, où il se trouve déjà Compagnon en avril 1885, il en devient dès 1885 secrétaire adjoint ; la même année, jouant un rôle moteur dans la fondation (et le choix du nom) des Adeptes d'Isis-Montyon, il y est l'orateur adjoint, y accédant à la maîtrise en avril 1886. Il en devient l'orateur de 1886 à 1892 et le Vénérable en 1892.
 

Dans Lucifer démasqué, l'ouvrage antimaçonnique qu'il publiera plus tard sous un pseudonyme, il évoquera (pp. 19 ss.) le songe luciférien qui jadis poussa "un de ses amis" (i. e. lui-même), après une rencontre avec Isis, à forcer le choix du nom de la loge :

... Elle se pencha lentement vers moi, et de sa bouche écarlate, traversée par le blanc éclair des dents, tombèrent ces mots : 
     « Je suis CELLE qui suis ! » 
     « Isis ! m'écriai-je en saisissant l'ourlet du péplum et en le baisant. 
     « Oui ! Je suis Isis, Celle dont le nom est formé de deux lettres : I qui est l'Unité ; S qui est la multiplicité. Donne mon NOM A LA LOGE ».

 ...

C'est donc sous l'empire de ce songe, que mon ami allait répondre à la question qu'on lui posait : «  Vous ne choisirez pas des noms divers et futiles, dit-il ; nous donnerons à la loge le nom d'Isis, et vous vous nommerez, vous, les adeptes d'Isis ! » 
Dans ce milieu banal et bourgeois, démocratique au possible et peu accoutumé aux vocables des vieux jours, le mot souleva une universelle dénégation. La proposition du Maître qui avait parlé, fut repoussée. Il insista avec cette force et cette énergie que donne le sentiment d'une mission à accomplir  : «  Nous la nommerons Isis ! et pas autrement, dit-il  » , et, se laissant aller à une inspiration étrange, dont il sentait en lui le souffle et la puissance, il évoqua tout le passé maçonnique, fit revivre devant ces esprits pour la plupart incultes, la tradition, parla longtemps, et parla si bien, qu'en fin de compte, le vocable fut adopté à l'unanimité. 

Son dévouement, sans doute lié à son obsession de la Divinité Féminine, à Isis, qui éclaire les travaux maçonniques, se traduit également par le discours sur le symbolisme du nom d'Isis qu'il présenta, le 12 avril 1885, lors de l'installation de la loge en présence de deux membres du Conseil de l'Ordre du Grand Orient, ainsi que par le présent chant qui, vu sa dédicace au même Grand Orient, a logiquement été exécuté dans la même circonstance (remarque : quoique Doinel y soit désigné comme Maître, ce qu'il n'est devenu qu'un an plus tard selon une fiche Bossu ; mais dans les souvenirs ci-dessus, il dit aussi avoir été Maître au moment du choix du nom de la loge).

Doinel figure, avec les prénoms de Jules, Jules-Stany, Jules-Benoît ou Jules-Stanislas, à de nombreuses fiches du fichier Bossu, où il est mentionné notamment comme membre du Conseil de l'Ordre du Grand Orient de 1890 à 1893.

Mais, tout en menant cette active carrière maçonnique, il poursuit ses expérences spirites, participe à l'Ordre martiniste et se passionne pour la Gnose.

En 1888, ce n'est plus d'Isis qu'il a une vision, mais de l'« éon Jésus » qui le charge de fonder une nouvelle église. En 1890 il fonde l'Eglise gnostique dont il devient le patriarche et consacre de nombreux évêques (dont Guénon) en France et en Europe.

Volte-face

Mais en 1895, il abjure tant le gnosticisme (auquel il reviendra cependant plus tard) que la maçonnerie, et devient catholique, publiant sous le pseudonyme de Jean Kotska (et parfois en collaboration avec Léo Taxil) des écrits antimaçonniques qui lui valent le surnom de Léo Taxil orléanais.

Son livre Lucifer démasqué paru en 1895 est une charge assez délirante tant contre l'Eglise gnostique que contre les martinistes (Papus est l'un des lucifériens les plus dangereux de ce siècle), les spirites (voilà la vraie armée de Lucifer) et la franc-maçonnerie, avec en prime une bonne dose d'antisémitisme : 

[Satan] compte sur les juifs pour gouverner la franc-maçonnerie comme il compte sur la maçonnerie pour détruire l'Eglise de Jésus-Christ (p. 68).

 
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CHANT DES ADEPTES D'ISIS

Dédié au Grand Orient de France

Par le Frère Jules Doinel, maître, Orateur adjoint de la Loge

 

I

Dans cette Loge, où tu vis la lumière
Sous un ciel bleu constellé d’astres d'or,
Chaque Maçon te reconnaît pour Frère
Et l'amitié déploie un libre essor.
De l'Occident l’une et l’autre colonne
Porte le poids sur de fiers chapiteaux,
A l'Orient où le Delta rayonne,
La grande Isis éclaire nos travaux.

 

II

Ne livre pas nos secrets au profane ;
Au faux Maçon, n'ouvre pas un abri.
La Liberté sur notre Temple plane ;
L'Egalité nous charme et nous sourit.
Chacun de nous, fixant le G mystique,
Du genre humain cherche à guérir les maux.
Pour la Patrie et pour la République,
La Grande Isis éclaire nos travaux.

 

III

Autour de nous en vain l’orage gronde,
L’éclair toujours respecta nos lauriers !
Oui, nous portons la fortune du monde,
Et l’avenir sort de nos Ateliers.
Nous sommes nés au pied des Pyramides.
Les temps anciens se lient aux temps nouveaux
Nous défions le vol des jours rapides, 
La grande Isis éclaire nos travaux !

 

IV

Quand le maillet retentit dans la Loge,
L'orgueil renonce à ses titres pompeux.
Le magistrat y dépouille la toge,
Le roi, la pourpre, et le mage, ses dieux !
Tout se confond dans une même étreinte :
Devant Hiram les Frères sont égaux.
L'amour bannit la richesse ou la crainte.
La grande Isis éclaire nos travaux !

 

V

La trahison à l'œil oblique et louche
Pénétrera peut être parmi nous.
Aux Andrieux faut-il fermer la bouche
Comme autrefois par le poignard jaloux ?
Non ! Le mépris couvrira leurs menées,
Et, resserrant nos fraternels anneaux,
Nous poursuívrons de nobles destínées !
La grande Isis éclaire nos travaux.

 

VI

Frères ! Amis ! ce ne sont point des rêves !
Nous présentons, pour venger tous les droits,
Aux oppresseurs la pointe de nos glaives,
Aux séducteurs le livre de nos lois.
Marchons unis en phalange serrée
Et que le peuple, acclamant les niveaux,
Retrouve enfin la parole sacrée.
La grande Isis éclaire nos travaux.

Andrieux ?

Que signifie cette allusion, au couplet 5 traitant de la trahison :

Aux Andrieux faut-il fermer la bouche
Comme autrefois par le poignard jaloux ?

L'Andrieux mentionné est sans aucun doute ce Louis Andrieux dont la publication des mémoires, précisément en 1885, défraya la chronique.  

On sait qu'il fut Vénérable du Parfait Silence de Lyon et membre du Conseil de l'Ordre du Grand Orient de France avant d'être exclu en 1885 ; et précisément, dans le chapitre LXXV (pp. 156-162) de ses mémoires, il évoque avec ironie la menace d'être frappé avec le poignard (vengeur des Kadosh), qu'aurait fait peser sur lui l'accusation d'être un faux frère de l'Ordre, oublieux de ses serments maçonniques (il se vante en effet d'avoir entrepris de dépouiller la franc-maçonnerie des oripeaux emblématiques dont elle aime à se couvrir).

Cette exclusion (qu'Andrieux lui-même date ici du 20 février) dut faire quelque bruit, même en dehors du milieu maçonnique, puisqu'elle fit dès le 1er mars l'objet d'une caricature pleine page (sous le titre Loge des parfaits fumistes - exécution solennelle de l'ex-F. Andrieux - le mot fumiste s'inspire sans doute de la phrase d'Andrieux, avouez que F. veut dire "fumiste") dans l'hebdomadaire monarchiste Le Triboulet et d'une autre dans le Grelot (Daniel Dugne fait remarquer ici que le Maréchal Magnan, Grand Maître du Grand Orient, est l'autre vedette de ces deux caricatures).

Dans son n° 7 d'avril 1943, la revue antimaçonnique Les documents maçonniques déterre (pp. 220-1) cet épisode pour le raconter à sa manière et estimer qu'il démontre la néfaste puissance de la maçonnerie.

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