L'ésotérisme maçonnique

Ce texte figure aux pages 28-29 du n° 2 de la revue Le Soleil mystique de Marconis de Nègre en 1853. Quoique deux fois baptisé cantique dans le texte par son auteur (à la table des matières, il est par contre désigné comme poésie), il ne nous semble pas nécessairement destiné à être chanté (il n'y a d'ailleurs aucune mention d'air).

Son intérêt principal nous semble résider dans la personnalité de son auteur, totalement oublié aujourd'hui mais dont le courage mérite l'estime.

Ci-dessous, nous en donnons le texte en regard de la gravure qu'il commente.

Les auteurs de celle-ci ne sont pas mentionnés dans ce numéro, mais il nous semble certain que ce sont les mêmes que ceux de la gravure du premier numéro, où il est mentionné que la gravure a été dessinée par le Frère Prévost, sous la direction du Frère Marconis de Nègre, et gravée par le Frère Eugène Gervais. Il suffit de citer les noms de ces deux artistes pour que nous soyons dispensés de faire l'éloge de leur talent.

L'ÉSOTÉRISME MAÇONNIQUE.

A M. le directeur du Soleil Mystique, à propos de la gravure du 2e numéro.

Le Maillet bat midi, c'est l'heure maçonnique ;
Voire nombre est parfait, votre temple couvert ;
Permettez, cher Goubaud, que d'un humble cantique
Je salue, au lever, votre Soleil Mystique,
En laissant, pour l'écho, l'huis à peine entr'ouvert.

Qu'à l'intuition le Chantier se révèle !
Ici l'emblème parle avant le dogme écrit.
Du symbole sacré, votre planche fidèle,
Sans profaner le mot, vulgarise l'esprit.

Honte à l'oiseau bavard, fléau de tout mystère,
Qui détruit le laurier en le déchiquetant !
Malheur à qui franchit le seuil du sanctuaire,
Sans comprendre du Sphinx l'enseignement latent.

Du Vieillard qui s'endort que l'Enfant qui s'éveille
Soit le guide et l'appui pour le conduire au but ;
De la Ruche en travail que, diligente abeille,
Chaque aptitude à l'œuvre apporte son tribut.

A la perfection tout noble effort doit tendre ;
Elle seule ici-bas des mortels fait des dieux.
Mais il est un secret que nul ne peut surprendre ;
Isis garde son voile impénétrable aux yeux ...

Adorons, dans sa nuit, l'Ame de la Nature
Qui nous prêche l'amour, la justice et la paix.
Initiés prudents, respect à la ceinture
De Celle qui sur nous fait pleuvoir ses bienfaits.

La Science, les Arts, la Gloire et le Génie
Ne lui rendent-ils pas un hommage éclatant ?
Eh ! qu'importe au soleil l'aveugle qui le nie ?
Tout profane jaloux l'affirme en l'insultant.

Il n'est donné de voir sa brillante auréole
Qu'à celui qui de l'aigle a le puissant regard.
Sa splendeur ...                                      
                    Mais des cris me coupent la parole.
Il pleut ! ... Silence ! ... il pleut ! ...                        
                                Je m'esquive ... à plus tard.

Le Maillet bat midi, c'est l'heure maçonnique ;
Voire nombre est parfait, votre temple couvert ;
Mais vous avez, Goubaud, permis que mon cantique
Saluât, au lever, votre Soleil Mystique,
En laissant, pour l'écho, l'huis à peine entr'ouvert.

Paris, 28 janvier 1853.

J.-F. Destigny (de Caen.)

L'auteur

L'auteur, Jean-François Destigny était mentionné, dans un article disparu du web, par René Merle comme un poète républicain de Caen connu par sa “Némésis incorruptible”. Un extrait de cette oeuvre, le mauvais riche, a été publié dans Le Globe

On lit le 15 janvier 1833 à la p. 523 du volume 74 de L'Ami de la religion :

Il se publie depuis quelque temps, par M. Destigny, âgé de 24 ans, une satire hebdomadaire, intitulée la Némésis incorruptible, titre qui rappelle que l'auteur de l'ancienne Némésis, M. Barthélémy, s'est laissé gagner par ceux qu'il attaquoit. Le jeune poète étoit prévenu de contravention aux lois, en publiant, sans avoir versé de cautionnement, un journal traitant de matières politiques. Il a prononcé pour sa défense une centaine de vers, dans lesquels il a manifesté ses principes libéraux. M. Bethmont, avocat, a traité ensuite la question de droit ; il a rappelé que M. Barthélémy avoit été acquitté pour un cas semblable. M. le substitut Charencey a soutenu la prévention. Le tribunal correctionnel a considéré la Némésis incorruptible comme une publication littéraire, et a renvoyé M. Destigny de la plainte.

et à la p. 275 du Catalogue des ouvrages, écrits et dessins de toute nature poursuivis, supprimés ou condamnés depuis le 21 octobre 1814 jusqu'au 31 juillet 1877 de Fernand Drujon (1879) :

Némésis (La) incorruptible. — Satire hebdomadaire, in-4, commencée le 18 novembre 1832, par J.-F. Destigny, de Caen. 

Cette satire, souvent très-virulente, fut une des nombreuses imitations produites par le succès qu'avait alors la Némésis de Barthélémy, qui depuis ... ! 

La Némésis incorruptible fut interrompue peu de temps après son apparition et recommença sa carrière, en 1838, sans faire oublier cependant la Némésis corrompue. M. Destigny fut condamné, en décembre 1838, par jugement du Tribunal correctionnel de la Seine, à 3 mois d'emprisonnement et 1,500 fr. d'amende, pour avoir fait distribuer, sans cautionnement, un certain nombre de numéros de ses satires chez les boulangers de Paris.

Nous savons que Destigny a également publié une Revue Poétique du Salon de 1840 ainsi qu'en 1841, et est aussi l'auteur de Liberté de la presse en 1833, de Un Bal rue de Jérusalem, de Une Prophétie, de De la Magistrature en 1833, de La grotte de Saint-Ortaire (1845), d'une Histoire mystérieuse de Catherine de Médicis (1847) et des satires La Presse et la Chambre et Les Deux anniversaires.

On trouvera sur Destigny une notice assez détaillée aux pages 188 à 190 de la deuxième partie du Tome 4 de la Biographie des hommes du jour de Sarrut et Saint-Edme (1838). Il y est décrit comme un de ces nobles caractères ... qui luttent avec constance et énergie contre les fureurs des parquets, les exigences du fisc, et, disons-le avec autant d'amertume que de franchise, l'indifférence publique.

A une page du Globe en 1841, on peut lire son texte intitulé de la Bienfaisance, et à une autre celui intitulé de l'Egoïsme.

Mais la suite de son existence semble avoir été moins brillante. On lit en effet ceci aux pp. 320-321 du Tome I des Mémoires du Baron Haussmann, au chapitre consacré à sa préfecture du Var en 1849-50 :

Le Sous-Préfet en fonctions à Brignoles, pauvre diable de journaliste, échoué dans ce poste modeste, laissait à Paris une femme et six enfants, auxquels il envoyait la moitié de ses émoluments, tous les mois. Ce malheureux s'appelait Destigny. Ses articles violents dans la Némésis incorruptible et autres petites feuilles révolutionnaires de la fin du règne du Roi Louis-Philippe, avaient paru des titres suffisants pour justifier sa nomination, en 1848. Au fond, ce n'était pas un méchant homme : c'était un meurt-de-faim. Le besoin de vivre et d'aider sa famille à vivre fit dérailler tout d'abord, bien plus que ses convictions politiques personnelles. Depuis son arrivée à Brignoles, il s'efforçait de bien s'acquitter de ses fonctions administratives. Intelligent, actif, plein de zèle, il ne demandait pas mieux que de servir le Prince-Président, comme il servait naguère le général Cavaignac. Mais, il me semblait trop compromis dans l'intérêt de ce dernier, depuis l'élection du 10 décembre, et l'intimité de ses relations avec M. Clavier, notaire et Maire à Brignoles, membre du Conseil Général, un des candidats futurs de la liste Ledru-Rollin, rendait impossible son maintien dans le même poste.

Je transmis à M. Léon Faucher (ndlr : ministre de l'Intérieur) sa confession complète et ses protestations de soumission dévouée, ainsi que l'impression de pitié profonde que sa misère m'inspirait. Le Ministre en fut touché, sans doute ; mais il ne sut pas plus se décider à le replacer quelque part qu'à le révoquer en temps utile. C'est seulement après l'élection législative ... que M. Destigny fut remplacé.

Que devint Destigny par la suite ? Nous savons qu'en 1853 - année du texte ci-dessus - il collabora à la Nouvelle Biographie universelle et dans les années 1860 à l'Atlas Migeon de la Géographie universelle.

On trouve également sous sa signature, dans le n° 1 (janvier 1856) des Esquisses de la vie maçonnique suisse (pp. 14-15), un poème intitulé Prologue de la troisième année des Esquisses.

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