Jacquemin le Franc-maçon

Collin de Plancy (portrait ci-contre) apparaît comme un précurseur de Léo Taxil, tant par la trajectoire (certains de ses livres furent mis à l'index avant qu'il se reconvertisse, fasse un autodafé de ses publications passées et ne publie plus que sous le couvert de l'imprimatur) que par la recette : un subtil mélange d'informations exactes, souvent bien documentées, et d'imaginations, le tout présenté avec les plus grandes mauvaise foi et malveillance, mais non sans verve.

L'intrigue est fort simple : se trouvant seul à Paris en 1814, Jacquemin Claes, jeune tournaisien de 18 ans quelque peu naïf, se laisse convaincre de devenir franc-maçon et entre, à la faveur d'une médiocre cérémonie, dans une Loge médiocre de boutiquiers médiocres. Mais dès le lendemain, s'étant rendu compte de son erreur, il rentre au pays, où son père, son curé et quelques amis lui apprennent ce qu'est réellement la maçonnerie : les causeries qu'ils lui font dans ce but forment en fait l'essentiel du livre. Jacquemin rentre donc dans le droit chemin, et n'aura plus d'autre contact avec la maçonnerie que, quelques années plus tard et entraîné par sa curiosité, pour se retrouver victime d'une escroquerie.

Les pages à but pédagogique développent quelques thèmes classiques de la propagande anti-maçonnique (comme une biographie très romancée de Cagliostro et les crimes des carbonari). On notera en particulier un délirant récit de l'invention du grade de Chevalier prussien par Frédéric II, Voltaire, Maupertuis et d'Argens.

Après cette partie se voulant romanesque, viennent quelques appendices contenant des copies de documents maçonniques.

CHANSON MAÇONNIQUE

 AIR : Rions, chantons, aimons, buvons ! DE SÉGUR.

A ma truelle de fer-blanc, 
Sachez ma dignité suprême. 
Je suis obtus, et cependant 
J'ai le triangle pour emblème ... 
Lorsque j'étais petit garçon, 
On me traitait comme un vrai Gille. 
A présent que je suis maçon
Ai-je encore l'air d'un imbécile ?

J'aime à produire de l'effet ; 
J'aime à me décorer, - pour cause : 
J'ai le genou gros et mal fait, 
Le tablier couvre la chose. 
Mon dos à droite est un peu rond, 
Le cordon là se montre utile. 
A présent que je suis maçon, 
Ai-je encor l'air d'un imbécile ?

Quand j'ai mon équerre en sautoir, 
Et que ma ceinture me sangle, 
Chacun prend plaisir à me voir 
Avec ma règle et mon triangle. 
Vous qui m'appeliez cornichon, 
Dans mes simples habits de ville, 
A présent que je suis maçon, 
Ai-je encor l'air d'un imbécile ?

Fringant comme un chapeau chinois, 
Lorsque je me pavane en loge, 
Je suis fier jusqu'au bout des doigts,  

Étant très-sensible à l'éloge. 
Qu'on me traite de polisson, 
Ma réponse devient facile ;
A présent que je suis maçon, 
Ai-je encor l'air d'un imbécile ?

Ma femme dit que le compas, 
Le point-parfait et la truelle 
Sont (je le répète tout bas) 
D'une stupidité cruelle. 
Le tablier n'est qu'un torchon, 
Si je veux en croire sa bile. 
Cependant je suis franc-maçon: 
Ai-je donc l'air d'un imbécile ?

A table, au sein de mes amis, 
On m'a souvent blâmé de prendre 
Des tons qui ne sont pas permis. 
J'étais un porc, à les entendre. 
Je suis peut-être un peu glouton ; 
Mais quoiqu'à l'ivresse facile, 
A présent que je suis maçon, 
Ai-je encor l'air d'un imbécile ?

A ceux qui marchent de travers 
Je puis me donner en exemple ; 
Sur mon tablier aux bords verts 
J'ai les deux colonnes du Temple, 
Je vais, ferme sur mon arçon, 
Appuyé de leur double pile. 
A présent que je suis maçon, 
Ai-je encor l'air d'un imbécile ? 

On me croyait un sot. Parbleu ! 
Ce n'est plus qu'une calomnie, 
Puisqu'au bout de mon cordon bleu 
Brille l'étoile du génie. 

C'est pour les sots une leçon. 
J'aurai du moins ouvert la file, 
A présent que je suis maçon, 
Ai-je encore l'air d'un imbécile ?
 

Ainsi parlait un homme vain 
De son équerre et de sa règle. 
- Frère, lui dit un écrivain 
Qui passait pour un vieil espiègle, 
Ton tablier et ton cordon 
Ne t'ont pas rendu plus habile ;
Et ceux qui t'ont fait franc-maçon 
T'ont fait doublement imbécile.